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Articles sur Montherlant (hors presse)

150. Comte ! Comtesse !, un « brouillon inemployable » parmi les manuscrits des Garçons,
par Pierre Duroisin

Nous l’avons déjà dit dans l’article 148 de ce site, « Henry de Montherlant, Marcelle Loutrel-Tschirret et les astres », les manuscrits des Garçons conservés à la Bibliothèque nationale de France comptent plus de mille deux cents feuillets répartis dans deux boîtes. C’est de cette masse que nous avions extrait le fragment d’une lettre adressée à Montherlant par celle qui fut longtemps sa dactylographe.

Nous revenons aujourd’hui à l’œuvre même avec un morceau qui occupe les folios 41 et 42 de la boîte 9. Un morceau qui n’a pas vraiment de titre : on lit seulement, dans le coin supérieur droit du premier feuillet, les mots « Comte ! Comtesse ! » au crayon, suivis d’une mention, plus tardive et dûment soulignée, au stylo à bille rouge : « brouillon inemployable ».

La scène se passe chez les Sandrier, et pour ceux qui connaîtraient mal Les Garçons, on rappelle que Serge Sandrier est ce cadet à qui le héros, Alban de Bricoule, s’est passionnément attaché, ce qui lui vaudra d’être renvoyé du collège[1].

Autre chose qu’il faut savoir : dans leurs versions imprimées (1969 et 1973), Les Garçons commencent par la création d’une Académie conçue par la direction du collège comme « une nouvelle machine de gouvernement ». Cette Académie était « composée de dix élèves de philosophie, de première et de seconde […] censés représenter l’élite du collège sur le chapitre des belles-lettres, de la distinction d’esprit, et de la “conduite générale” ». Bricoule, dans un premier temps désigné « par les autorités », fut ensuite élu président par ses pairs.

Il sera enfin question, dans ces pages, de Mme de Coantré, la grand-mère maternelle de Bricoule, qui ressemblait assez à Marguerite de Riancey, la grand-mère maternelle de Montherlant[2]

*

Quand Serge annonça qu’il sortait dimanche avec Alban, Mme Sandrier dit : « Qui est au juste ce Bricoule ? »

– Il est en philo. Il est président de l’Académie. Sa mère est comtesse.

M. Sandrier ricana :

– Comtesse !

– Est-ce qu’il est élégant ? demanda Mme Sandrier. Ce fut sa seule question. Comme toutes les personnes d’origine assez humble[3], le vêtement était pour elle chose importante : c’est à ceux qui se sentent peu de chose en eux-mêmes que l’apparence est nécessaire. Ainsi peut-on remarquer qu’un grand nombre des hommes qui se piquent d’élégance masculine tirent ou ont tiré le diable par la queue. Mme de Coantré pensait même qu’il suffisait d’être mis avec recherche pour déceler qu’on était du commun.

– Alors Bricoule sera comte, dit Christiane.

– Tu crois ? demanda Serge.

– Bien sûr.

Il y eut un silence. Puis ces gens sentirent le besoin de se venger au plus vite sur ce quelque chose dont ils avaient reçu, par surprise, un bête éblouissement.

– M. le Comte ! M. le Comte ! bouffonna Christiane. C’est peut-être bien M. le Comte de la Bourse Plate.

– Pas du tout, dit Serge, vexé. Ils sont riches.

Christiane répéta encore, avec des mines drôles : « M. le Comte ! Mme la Comtesse ! » Et bientôt, dans le salon, à droite, à gauche, des rires jaillirent, s’installèrent. Pendant quelques instants, il n’y eut plus qu’un rire unanime, tandis que tantôt l’un, tantôt l’autre, répétait : « M. le Comte ! » ou « Mme la Comtesse ! » Même Serge riait avec eux.

Quand M. Sandrier et sa fille furent partis, et que Mme Sandrier et Serge se trouvèrent seuls, elle lui dit :

– Ce Bricoule, cela va te changer des voyous que tu choisis toujours pour camarades. Tâche de rester bien avec lui. Ça pourra te servir plus tard.

Ce mot de servir fit mal au petit.

*

Quelles que soient les raisons pour lesquelles Montherlant finit par juger « inemployable » cette scène qui supposait connues du lecteur les pages sur l’Académie de collège, on en retient l’attrait lié au titre de noblesse et l’importance de l’argent, et surtout que dans l’un et l’autre cas il était bien placé pour en parler.

Il n’ignorait pas, même s’il en joua pour lui-même pendant des années, que le titre de comte dont s’honorait son père était usurpé[4]. Rien de plus éclairant, à cet égard, que le post-scriptum de sa lettre du 15 mai 1957 à Philippe de Saint Robert : « Je n’ai nul droit à ce titre de comte que vous me donnez, dont qq. ancêtres (au XVIIIe siècle), mon père et moi-même dans ma jeunesse, s’affublèrent fort misérablement[5]. » Et aussi, la fiction rejoignant la réalité, cette parenthèse sur la mère d’Alban dans Les Garçons : « La comtesse (nous lui donnons ce titre par courtoisie, car elle n’était comtesse que difficilement)…[6] » Quand l’auteur de « Comte ! Comtesse ! » parlait du « bête éblouissement » qu’avaient eu les Sandrier en apprenant qu’on était comte et comtesse chez les Bricoule, c’est parce qu’il connaissait la chose de l’intérieur[7].

De même qu’il savait, pour l’avoir éprouvée chez lui, ce qu’était cette gêne que Faure-Biguet[8] a notée dans la biographie qu’il publia chez Plon en 1941 sous le titre Les Enfances de Montherlant (de neuf à vingt ans). Son père étant mort en 1914 et sa mère en 1915, Montherlant resta avec sa grand-mère dans la villa du passage Saint-Ferdinand où la famille s’était installée en 1907[9]. Quand il évoque Mme de Riancey au moment où « les épreuves s’accumulent sur elle », Faure-Biguet cite « la maladie de sa fille, sa mauvaise intelligence avec son gendre, les frasques de son mari [qu’il a décrit trois pages plus haut comme un « vieux beau, séduisant et prodigue […], ruiné par les femmes, puis mené à la tombe par elles »], son fils et son frère […] gâchant leur vie et leurs plus beaux dons par leur extravagance », et « dans les dernières années, la ruine ou peu s’en faut[10] ». Dans Les Garçons, où l’on ne sent pas cette gêne, on nous dira au contraire qu’Alban « était brûlé chaque fois qu’il discernait que les Souplier étaient de finances courtes[11] », mais quand Serge Sandrier s’écrie : « Pas du tout. Ils sont riches », en réponse au mot de sa sœur : « C’est peut-être bien M. le Comte de la Bourse Plate[12] », Christiane est sans doute plus près de ce qu’était la situation financière des Riancey-Montherlant vers l’époque où l’histoire est censée se passer[13].

*

Notes

[1] Michel Raimond, qui assura l’édition critique des Garçons pour la Bibliothèque de la Pléiade, pense même que dans la version de 1947, le roman commençait par le chapitre consacré à la famille Sandrier que Montherlant choisit d’éditer à part sous le titre Serge Sandrier. Ce qu’il fit dès 1948 chez Droin, avec des illustrations de Mariette Lydis, en y adjoignant trois extraits des futurs Garçons. Ajoutons que Serge finira par s’appeler Souplier, nom qu’il porte dans la pièce parente du roman, La Ville dont le prince est un enfant, où il s’est d’abord appelé Soubrier, comme l’héroïne du Songe. « Certains pourront rêver, s’ils en ont le goût, pouvait-on lire dans l’édition de 1958 du Théâtre, p. 851, que Serge Soubrier est un petit cousin de Dominique Soubrier. »
[2] Pour laquelle on reverra à l’article 48 de ce site : « Marguerite (des barons) Potier de Courcy (1847-1923), grand-mère maternelle de Montherlant », par Henri de Meeûs.
[3] On attendait « Comme pour toutes les personnes d’origine assez humble ».
[4] Ce qui ne l’empêchait pas de s’en moquer parfois. Dans La petite Infante de Castille par exemple, en 1929, quand, se trouvant, guide en main, dans la cathédrale de Barcelone, il évoque « le pauvre comte de Penaranda, enfermé dans une […] cage par [quelque] fauve royal » : « On lit dans le guide qu’il obtint sa libération en renonçant à son titre de comte. Dans une pareille extrémité, j’en ferais bien autant pour le mien » (voir le vol. Romans I de la Bibliothèque de la Pléiade, p. 622).
[5] Philippe de Saint Robert, Montherlant ou La Relève du soir, Paris, Les Belles Lettres (Coll. L’Idiot international), 1992, p. 126.
[6] Voir le vol. Romans II dans la Bibliothèque de la Pléiade, p. 474.
[7] Pour tout savoir de cette imposture, on lira sur ce site l’article d’Henri de Meeûs, « Qui était le père d’Henry de Montherlant ? ». Comme l’a bien noté H. de Meeûs, si Joseph de Montherlant n’avait pas osé, sur le faire-part de naissance de son fils, s’octroyer le titre de comte, il y avait quand même fait graver une couronne comtale à neuf perles avec la devise familiale : Tantum pro liliis, Seulement pour les lys.
[8] On a évoqué cet ami d’enfance de l’écrivain dans « Henry de Montherlant, Marcelle Loutrel-Tschirret et les astres ».
[9] C’est après la mort de Mme de Riancey, en juillet 1923, qu’il songea à quitter les lieux. Il le fit en janvier 1925.
[10] Les Enfances de Montherlant, p. 12.
[11] Romans II, p. 624.
[12] La formule se retrouvera en 1934 dans Les Célibataires, quand une revendeuse, lasse de marchander avec Léon de Coantré pour « un lot de bricoles », lui lance : « Comte, oui ! Comte de la Bourse Plate ! » (p. 828 dans le vol. Romans I de la Bibliothèque de la Pléiade).
[13] Faut-il pour autant imputer à Mme de Riancey le mot sur l’élégance masculine que l’auteur de « Comte ! Comtesse ! » met dans la bouche de Mme de Coantré ? C’est possible, mais Montherlant n’en a rien dit.