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Articles sur Montherlant (hors presse)

114. Montherlant : un buste face à la décadence, par Jean-Marie Rouart

“Montherlant demeure
par la puissance et la beauté d’un style
qui fait souvent penser à Chateaubriand.”

(Jean-Marie Rouart, p 603)

Jean-Marie Rouart (sur Wikipedia), Membre de l’Académie française, publie ce mois de juillet 2015, chez Robert Laffont, un très gros livre de 906 pages dont le titre est Ces amis qui enchantent la vie ou Passions littéraires. Il y dresse le portrait et la critique de 120 écrivains qu’il estime les plus remarquables. Parmi eux, Montherlant, dans un chapitre, intitulé Les Moitrinaires, qui regroupe Montaigne, Cioran, Houellebecq, Sollers, Nourissier, Gide, Léautaud et Pierre Jean Jouve.

Chaque “fiche” d’écrivains (une ou deux pages d’une grande clarté) est suivie d’un morceau choisi (quatre à cinq pages) de l’écrivain retenu par Rouart.

Le tout forme une anthologie passionnante avec de remarquables portraits.

A lire sans aucun doute.

Voici le texte de Jean-Marie Rouart consacré à Montherlant :

Montherlant imaginait que la valeur de ses œuvres s’imposerait en dépit des ombres et des aléas de sa vie. C’est sa vie finalement, qui l’a vaincu. En montrant que toute cette aspiration à la grandeur, cette mystique de l’héroïsme qui illumine ses livres reposait sur une existence rongée de petites lâchetés, on a exhibé l’homme dans sa nudité et on a crié à l’imposture. Notre époque veut que les artistes apportent, par leur existence et leurs actes, un certificat d’authenticité de leurs œuvres. Toujours cette perversion du jugement moral. C’est à ce malentendu qu’il faut attribuer l’injuste discrédit, l’oubli même, où est tombée l’œuvre de Montherlant.

Sans doute a-t-il joué avec le feu. Homme de théâtre, il a aimé, comme ses maîtres Chateaubriand, Barrès, d’Annunzio, se mettre en scène, adopter une posture héroïque, un drapé parfois pompeux. Il n’a pas hésité à abreuver ses contemporains de son immense mépris, reprochant à la France “sa morale de midinette” ; toutes les occasions ont été bonnes d’accuser son époque de mollesse, de lâcheté et de la vitupérer avec des accents de prophète. Dans la France des présidents Lebrun, Auriol et Coty, il jouait le rôle anachronique d’un héros cornélien, d’un rescapé grincheux de la vieille chevalerie, d’un homme de marbre qui regardait avec un souverain dédain ce peuple décadent et veule, abusé par les médiocres bateleurs d’une démocratie pot-au-feu, qui applaudissait Mistinguett et Maurice Chevalier.

Il s’est confectionné un masque, presque une panoplie faite de courage physique, de vertus militaires, donnant à croire qu’il savait affronter avec autant de témérité les Allemands dans la guerre et les taureaux dans l’arène; il y ajoutait, pour dorer encore la légende, une affectation de donjuanisme et une pause dans le pur style barrésien qui trahissait son penchant pour la belle allure et “la vie en forme de proue”.

Que tout cela ne repose sur rien de réel peut intéresser les biographes, mais n’a pas, littérairement, beaucoup d’importance, pas plus que la date d’entrée dans la Résistance de Malraux ou le rôle exact de Byron dans la lutte pour l’indépendance de la Grèce.

Avec l’indifférence qu’elle lui manifeste notre époque s’est vengée du mépris dans lequel la tenait Montherlant. Mais c’est ne retenir de lui qu’une part de ses livres. Montherlant n’eût pas été beaucoup plus heureux sous Philippe II, Louis XIV ou Napoléon. L’insatisfaction faisait partie de son génie assoiffé d’idéal, un génie qui s’est construit dans la multiplicité de ses aspirations, on pourrait dire avec des exigences contradictoires : cet aristocrate manifeste un penchant pour l’anarchisme, le païen en lui se sent attiré par les ascètes de Port-Royal, ce foudre de guerre a souvent des accents pacifistes, enfin l’hédoniste rêve de dépouillement, tout comme l’homme de droite a des sympathies pour le communisme. Toutes ces contradictions, il les a réconciliées dans son art, de la même manière que Tolstoï, magnifiquement.

 
 

Montherlant à la fin de sa vie

La sensibilité contemporaine serait-elle devenue allergique à “la tradition héroïque” de la France qu’il incarnait, selon Malraux, qui ajoutait que son œuvre montrait “l’union de l’ironie et d’une écriture royale” ? Ce serait moins grave à tout prendre, qu’une antipathie plus générale à l’art dans ce qu’il a de désintéressé du réel, qu’il ne reproduit pas mais transcende, et une incapacité à le goûter, à en jouir dès lors que l’on n’a pas un créateur pour l’authentifier. Les écrivains sont-ils en train de devenir plus importants que ce qu’ils écrivent ? Va-t-on exiger pour leur œuvre des labels d’authenticité ?

Montherlant, qui fut salué par les plus grands écrivains de son temps, Malraux, Gide, Aragon, demeure par la puissance et la beauté d’un style qui fait souvent penser à Chateaubriand. Les Célibataires, Les Jeunes Filles, Le Maître de Santiago, l’histoire d’amour de La Rose de sable, comportent quelques-unes des plus belles phrases de la langue française. Comme celle-ci : “Merci toi qui me quittes, tu me rends à moi-même”, ou celle-ci encore, dont il ne se doutait peut-être pas qu’un siècle oublieux et injuste pourrait aujourd’hui en faire son épitaphe : “Quand on voit ce que sont les hommes, comme c’est bien d’être vaincu.”

Note

  • Pour illustrer ensuite son article, Jean-Marie Rouart a choisi un long extrait de La Rose de Sable, Les cueilleuses de branches, chapitre 13, Editions Gallimard 1968.