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Articles sur Montherlant (hors presse)

110. Montherlant vu par Julien Gracq (1910-2007)

Julien Gracq (Wikipedia), écrivain français, de son vrai nom Louis Poirier, né le 27 juillet 1910 à Saint-Florent-le-Vieil (Maine-et-Loire), est mort le 22 décembre 2007 à Angers.

 

Henry de Montherlant

Julien Gracq

1. “Dans ses excellents “Carnets du grand chemin” (publiés en 1992, Pléiade, Œuvres complètes, tome 2, Nrf, pages 1997-1998), Julien Gracq dresse ce portrait de Montherlant :

“Quand je le croisais dans la rue, ou au restaurant du Quai Voltaire vers la fin de sa vie, son regard avait l’air de vous dire clairement: “C’est vrai, je suis cette vieillesse et cette déchéance amère, et je n’en dissimule plus rien, et je suis pourtant à mille lieues au-dessus de vous, et de quiconque, et il y a une conspiration du monde pour empêcher qu’on le proclame partout à son de trompette.”

Plus d’une fois, j’ai pensé qu’il a dû vers la fin de sa vie être soutenu, remonté, presque uniquement, jour après jour- car il n’a pas cessé un instant d’écrire - tout comme le drogué qui recourt à sa piqûre, par le seul tonique galvanisant de la coulée de sa prose, aussi enivrante, aussi grisante pour les nerfs que le plus puissant des alcools : derrière le défi insolent, à demi fou, qu’on lisait dans son regard alourdi et rougi comme par les fumées du vin, il avait l’air de cuver encore sa dernière page.”

2. Dans son essai “En lisant, en écrivant” publié chez Corti, 1980, Julien Gracq s’attarde à plusieurs reprises sur Henry de Montherlant :

Page 1 : “Nombre d’écrivains, dès leur premier livre, écrivent déjà comme ils écriront toute leur vie. C’est dans leurs travaux et leurs essais d’écoliers, de lycéens, puis d’étudiants qu’il faudrait chercher la maturation progressive, restée privée, qui les a mis dès leurs débuts publics en possession d’un instrument inachevé. Mais il existe aussi toute une catégorie d’écrivains, non forcément inférieurs, qui voient le jour du public encore immatures, et dont la formation, parfois assez longuement, se parachève sous les yeux mêmes des lecteurs, comme se termine à l’air libre et dans la poche ventrale la gestation des marsupiaux. Exemples éminents d’écrivains du premier genre : Claudel, Valéry, Stendhal, Montherlant – du second : Chateaubriand, Rimbaud, (qui représente un cas limite de prématuré littéraire), Proust, Mauriac.”

Page 46-47 : “A l’âge que j’ai, et prétendant m’y connaître un peu, je serais intéressé par un professeur – un professeur comme il y avait il y a quarante ans – qui m’expliquerait par le menu les beautés de Le Rouge et le Noir, dont une lecture récente m’a fait voir surtout les défauts. On me dit que Balzac, à sa parution, a écrit un grand article sur Le Rouge… pourquoi toutes les éditions ne donnent-elles pas l’article de Balzac ?” (Montherlant : Carnets).

Passons sur le “grand article” de Balzac, écrit sur La Chartreuse. Montherlant n’aime pas Le Rouge ; rien à dire là-dessus : la littérature, comme la démocratie, ne respire que par la non-unanimité dans le suffrage. Mais ce par le menu m’intéresse, parce qu’il est, précisément, la pierre de touche pour toutes les allergies à Stendhal : Stendhal n’a pas de beautés de détail, alors qu’un Huysmans n’a que celles-là. Dans la page de Stendhal, il y a dix fois moins à glaner pour “l’explication française” d’un candidat que dans celle de Balzac ou de Flaubert ; comme romancier, il ne relève que de ses ensembles, parce qu’il réside à peu près tout entier dans son mouvement (toujours cet allegro dont je parlais l’autre jour, chez lui vraiment, au plein sens du mot, vivace : y être sensible ou non, c’est presque une question de rythme mental, de longueur d’onde intime : l’allegro de Mozart m’excède pour ma part autant que celui de Stendhal me ravit).

(…) Peut-être qu’au fond ce qui empêche Montherlant de “voir” Stendhal est ce qui les rapproche, et les rapproche seul, au milieu de tant de contrastes : l’inaptitude suréminente de l’un et de l’autre, dans le roman, à la transparence – la transparence à la vie qui est celle de Tchékhov, de Tolstoï. Inaptitude ambiguë qui est à la fois lacune, si l’on veut, mais aussi qualité irremplaçable – qui est celle de très grands acteurs chez lesquels la composition d’un rôle pâlit toujours au profit du rejaillissement têtu de leur identité. Pour ceux-là, en vérité, peu importe au fond le rôle : c’est eux seulement qu’on va voir, ou plutôt revoir : leur accent, leurs tics, leur manière de marcher, de saluer, de lever le nez. Or, un acteur, chacun le félicite sans restriction de sa présence, mais il y a – beaucoup moins clair – une présence du romancier dans son roman, présence qui est apport, mais aussi – à partir d’un certain seuil que Stendhal ne franchit pas et que Montherlant dépasse – qui est peut-être un écran. Quand il s’agit de fiction, il y a des cas où cette présence devient comme on dit, écrasante, et il arrive que ce soit tant pis. Dans un livre comme La Rose de sable (que j’apprécie) le moi de l’écrivain s’étale sans que je regimbe pendant quatre cents pages (une performance !) mais tout ce qui est “l’histoire” s’en trouve peu ou prou passé à la moulinette.

Page 123 : Le roman a certes dépéri en tant que créateur de personnages à pazrtir du XXe siècle : ici on doit donner raison à Mme Nathalie Sarraute. Mais je doute que la vraie cause en soit celle qu’elle avance, à savoir la défiance grandissante du lecteur comme de l’écrivain vis-à-vis des figures de la fiction qui prennent vie. J’y vois bien plutôt l’effet d’une confiance démesurément accrue de l’écrivain en sa capacité d’animer de bout en bout des ouvrages romanesques par la seule production, à peine déguisée, de son moi intime. Dans les romans de Malraux, de Colette, de Montherlant (dont je suis loin de penser aucun mal), il n’y a que Malraux, Colette, Montherlant, c’est assez clair. Le seul et unique type vivant qu’ils mettent au monde, au monde de la fiction, c’est leur moi distribué sous diverses espèces et permanent sous d’innombrables hypostases ; que le perpétuel dialogue avec soi-même puisse se substituer sans vergogne à la tentative plus humble qui était jusque- là celle du roman d’imiter les accidents, les rencontres et la variété de la création, c’est l’effet non pas d’une incrédulité grandissante du lecteur vis-à-vis de la personnification romanesque, mais plutôt d’une foi presque insolente de l’auteur dans sa capacité immanente à la fiction de faire tout accepter, y compris non seulement le mystère de la transsubstantiation réédité, mais encore le miracle des noces de Cana.

Page 159 : Dans une écriture sensuelle, comme l’est en principe celle d’un artiste, il me semble qu’il devrait passer quelque chose des saisons et des humeurs du corps. Passe encore pour un poète comme Claudel, qui a une vision du monde traditionnelle, et une langue liturgique pour psalmodier cette vision, mais il me paraît toujours singulier qu’un écrivain comme Montherlant, dont la carrière s’étale sur cinquante années, dont la langue est faite et fixée dès son premier livre, qui ne parle que de ses jugements, de ses plaisirs et déplaisirs, de ses dépits et de ses humeurs, ait pu se servir du même instrument exactement pour traduire les foucades grandiloquentes de la jeunesse, l’équilibre de l’âge mûr, l’âcreté de la vieillesse.

Julien Gracq dessiné par Hans Bellmer

3. Sur la mort de Julien Gracq (dans Valeurs actuelles du 17 janvier 2008) :

“Avec Gracq, c'est une morale d'écrivain qui disparaît” par Bruno de Cessole

“La disparition de Julien Gracq est un événement suffisamment important pour que je m’autorise à y réagir avec un retard que je prie nos lecteurs d’excuser. Avec l’auteur du Rivage des Syrtes, ce n’est pas seulement une très grande figure de nos lettres – peut-être le dernier auteur à mériter le statut de classique – que nous avons perdue, mais un type d’écrivain qui se fera de plus en plus rare. Notre époque a beau être celle de basses eaux littéraires, plus fertile en auteurs de second rang qu’en figures de proue, il serait absurde de prédire que nous ne verrons plus surgir d’écrivains de l’envergure de Montherlant, de Mauriac, de Morand, de Claudel ou de Saint-John Perse. En revanche, le risque est grand que vienne à disparaître le modèle de l’écrivain tout entier retranché dans son œuvre, refusant la confusion entre l’homme social et l’auteur.
Nul plus que Julien Gracq, en effet, n’a eu à cœur de donner raison à la théorie de Proust dans son Contre Sainte-Beuve, à savoir qu’il est vain de chercher la clé ou le secret d’une œuvre, sa raison d’être, dans les circonstances et les replis de la biographie de son auteur. Qui voudrait écrire la vie de Louis Poirier, alias Julien Gracq, serait bien en peine de s’y atteler tant celle-ci fut pauvre en événements et en engagements. Une existence comme effacée, tout entière vouée à ces deux activités intimes et complémentaires : l’écriture et la lecture. Dans cette attitude d’émigré de l’intérieur,à l’écart de la basse cuisine éditoriale, des cancans et des fumets malodorants du petit milieu littéraire, nulle pose, nul “jeu de rôle”, mais la conjonction d’un tempérament, solitaire, secret, et d’une éthique littéraire, peut-être marquée par le surréalisme et sa conception altière de la littérature.

Exilé volontaire sur son rivage des Syrtes, contemplant du haut de son château d’Argol le flux et le reflux des modes de son temps, Gracq n’a cessé de manifester une impavide indifférence à l’égard de la quête frénétique et dérisoire de reconnaissance, d’honneurs, de “gloigloire”, comme disait Montherlant, à laquelle sacrifient tant de contemporains, afin de compenser sans doute la conscience de leur médiocrité. Si réfractaire fût-il à la confidence, au commentaire de ses écrits, l’écrivain, qui s’est toujours refusé à apparaître à la télévision ou à parler à la radio, s’est parfois plié à l’exercice de l’“interviouve”. Réunis en volumes par les éditions Corti, il y a quelques années, ces entretiens, où l’on reconnaissait le timbre d’une voix, cette netteté de pensée, cette limpidité, qui, alliées à l’originalité des métaphores, à la précision du lexique, à l’ampleur de la phrase, font l’estampille de son style, traçaient un très révélateur portrait de Gracq. S’y faisaient jour ces qualités, si peu répandues de nos jours chez nos plumitifs, exploitants du tout-à-l’ego, contemplateurs éblouis de leur nombril : la modestie, l’humilité même, l’humour et la haute culture, d’un homme résolument antimoderne et antiromantique.

Dans la littérature, Julien Gracq ne cherchait pas un faire-valoir, ni de la “gloire pour se faire aimer”, mais le plaisir plus exigeant de la réalisation. Et l’écrivain, à ses yeux, ne se confondait pas avec le mage et le prophète romantique, mais s’incarnait dans la figure du probe artisan, obstiné à polir “les mots de la tribu”, et pour qui le monde de l’art ne constitue pas un absolu par rapport à la vie triviale. Voilà en quoi Julien Gracq était si différent – et si grand – et pourquoi le type d’écrivain qu’il incarnait sera, sans doute, sans postérité.”

4. Œuvres de Julien Gracq (chez Corti et Gallimard)

Œuvres complètes, tome 1 et tome 2 en Pléiade (Gallimard)