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Articles sur Montherlant (hors presse)

105. La Rose de sable (1968) de Montherlant, par André Blanchet (1899-1973), dans la Revue Etudes d’octobre 1968

 
 

André Blanchet sj


C’est du Montherlant le meilleur. Car au-delà de l’histoire racontée et derrière les personnages, le lecteur entrevoit, menant le bal, un Méphisto plus fascinant et plus insaisissable que jamais : Montherlant lui-même. (…) Quel écrivain a été aussi loin dans la peinture de la “misère” humaine ?

(André Blanchet)


Introduction

Le Révérend Père André Blanchet était reconnu, au tournant du XXe siècle, comme un critique littéraire majeur de son temps. Il orienta sa vie vers deux directions : dès l’âge de vingt-six ans, il offrit sa vie à Dieu, devenant membre de la Compagnie de Jésus, puis à partir de 1947, il sera rédacteur dans la revue jésuite Études. En contact avec de nombreux écrivains de son temps (en particulier Paul Claudel et Marie Noël), il rédigea de nombreux articles de critique littéraire ; les plus importants sont rassemblés dans La Littérature et le spirituel, trois tomes, œuvre consacrée en 1959 par le Grand Prix de la critique littéraire. Il y analyse les ouvrages des auteurs les plus divers, appartenant ou non à son siècle, possédant la foi ou y étant hostiles.

Ce jésuite passionné de littérature consacra maints articles à l’œuvre de Blaise Pascal. Pourtant, tout semblait devoir le détacher de cet écrivain : la querelle qui longtemps opposa les jésuites aux jansénistes, le P. Blanchet est loin de l’avoir oubliée, et à plusieurs reprises dans ses textes critiques, il dénonce violemment les tenants de l’”hérésie janséniste”. De fait, imprégné de l’œuvre de Claudel, il estime qu’il faut réinvestir le monde après avoir trouvé Dieu, pour y retrouver les empreintes laissées par le Créateur. Car il ne peut admettre que l’on rejette la création comme quelque chose d’impur, que l’on se détache définitivement du monde, le considérant comme un obstacle nous empêchant de nous élever vers Dieu.

André Blanchet semble avoir fait converger tous ses textes vers un centre : dans tous, il tente de pénétrer l’écrivain à travers son roman, le peintre à travers sa peinture; en un mot, l’homme intérieur qui se cache derrière l’œuvre et son rapport avec Dieu. Car pour lui, la littérature ne trouve son sens que par la religion; “la littérature est, à mes yeux, inséparable du spirituel”, explique-t-il dans l’avant-propos du deuxième tome de La Littérature et le spirituel.

La critique d’André Blanchet : La Rose de sable de Montherlant

“Ce livre qui vient seulement de paraître (1968), fut écrit en 1930 : il y a presque un demi-siècle. Le colonialisme battait alors pavillon haut. Montherlant qui en dénonçait les excès, craignit, nous dit-il, “de faire le jeu de l’ennemi”. Saluons l’intention. Mais remarquons aussi qu’à sommeiller dans un tiroir, le roman n’a rien perdu. Il eût, en son temps, fait scandale, et allumé de telles passions qu’on se serait mépris sur son sens véritable, lequel dépasse toute actualité et, au fond, s’en moque. C’est du Montherlant le meilleur. Car au-delà de l’histoire racontée et derrière les personnages, le lecteur entrevoit, menant le bal, un Méphisto plus fascinant et plus insaisissable que jamais : Montherlant lui-même.

 

 

***

“Nous sommes au Maroc. Une garnison française surveille des tribus mal soumises. Deux personnages principaux : le lieutenant Auligny et le “chevalier” de Guiscart.

Auligny est, pour Montherlant, le type du bourgeois français moyen, dont la cervelle est farcie de belles idées : celles qu’il doit à papa, à maman, relayées par Saint-Cyr. Qu’est pour lui “l’indigène” ? Un spécimen humain de race inférieure, à qui la France a reçu mission divine de faire connaître l’histoire de France et les vertus du Français moyen. Fort de son droit de vainqueur, le lieutenant se sert d’une jeune Arabe pour satisfaire son besoin (comment dire autrement ?). Mais voilà qu’il s’en éprend. Il n’en faut pas plus pour retourner ses idées. Comment! Mais les Arabes ont du bon ! Simpliste comme devant, il n’a plus d’yeux que pour les injustices des occupants, et quitter l’armée. Notons que la jeune fille ne s’est donnée à lui que pour de l’argent. Elle se moque de ce nigaud. Nous aussi. Car le malheureux n’est décidément capable que de beaux sentiments. Echangeant un patriotisme de casoar pour un humanitarisme non moins candide, il ne s’est libéré d’un conformisme que pour tomber dans un autre. “Type” commun, Auligny est un pauvre type.

De Guiscart est un “héros” d’une toute autre allure. Cet homme à femmes (comment dire autrement ?) en inscrit à son tableau de chasse – il les compte comme, comme don Juan, - cent quatre-vingt-neuf. Mais don Juan n’a qu’une idée. Guiscart, lui, consomme autant d’idées que de femmes, se détache des idées comme il fait des femmes, et envoie tout, après usage, à la poubelle. Un mufle ? Pas exactement. Car le gaillard a du style, j’entends un style de vie. Il n’a même que cela. Ce qui l’apparente au Maître de Santiago, dont il fournit d’avance la plus curieuse des caricatures : une caricature qui n’aurait pour la raideur de son modèle et pour sa folie de pureté que dédain et ricanement, mais qui garderait la même superbe. En effet, Guiscart, qui ne se pique de rien et ne croit à rien – surtout pas à la fidélité, à la parole donnée, au service des autres - croit encore à la race, laquelle établit entre lui et le vulgaire un abîme. “Qu’ai-je de commun avec ces croquants ?” “On ne discute pas avec ces gens-là.” Attaqué par eux, il ne daignerait pas se défendre. Ignoble, ce noble ? Sans doute. Mais comprenez donc qu’il ne l’est pas comme tout le monde. Car, ignoble, chacun l’est un jour ou l’autre, mais ou l’ignore – quelle sottise ! -, ou le cache – quelle hypocrisie ! -, ou le déplore – quelle faiblesse ! Son ignominie, Guiscart l’arbore avec défi, s’en fait un panache. C’est là ce style de vie dont je parlais à l’instant et qui le tire du commun. Un trait encore, non le moins étonnant : un Guiscart méprise trop les autres pour se soucier de ce qu’ils pensent. Heureux, toutefois, si le vulgaire le juge, car le blâme venant de si bas accroît le sentiment qu’il a de sa supériorité et, si le décri est universel, de son unicité. Parlant de son personnage : “Il s’approuvait toujours”, remarque Montherlant. C’est le moins qu’on puisse dire. Il a parfois de beaux gestes : ce ne sont que des gestes, dont il se pare, et pour lui seul. Exhibitionniste sans témoin, comédien qui joue à huis clos, même devant une foule, il tient la pose et la vérifie sans cesse devant sa glace. Féru de l’idée qu’il est “un animal de grande espèce” comme ses ancêtres, il s’estime supérieur à eux, en ceci : qu’ils vouaient leur vie à une grande cause, et qu’il sait, lui, lui enfin, qu’aucune cause, petite ou grande, ne mérite la moindre peine. Reste le vocabulaire, patrimoine réservé, fief inaliénable, interdit aux croquants : les mots “honneur” ou “hauteur”, par exemple, dont il fait grand usage. Mais que met-il sous ces mots ?

Il avait l’âme trop haute et trop bizarre pour avoir pu choisir une autre morale que celle de l’honneur, laquelle consiste…

Nous allons donc savoir ce qu’est pour lui la morale (s’il vous plaît !) de l’honneur.

Laquelle consiste à lâcher pied sur les points où le vulgaire tient, et à tenir sur ceux où il lâche pied.

Critère simple : agir à l’inverse du commun.

Et sur cette morale-là, il était de la dernière fermeté, quitte à l’envoyer promener le cas échéant.

Au mot fermeté, nous avons cru voir reparaître la cuirasse héréditaire. Mais non. Même de “cette morale-là”, il défroque allègrement quand elle le gêne, et, vite, en endosse une autre, qu’il porte avec la même aisance – laquelle, reconnaissons-le, n’est pas “commune”.

Vers la fin, Guiscart se détériore. Car Montherlant, en vrai romancier, respecte la logique interne de ses personnages : ils meurent, nous allons le voir, comme ils ont vécu. Guiscart évoquait d’abord pour nous le Maître de Santiago, cette figure de vitrail espagnol, d’une pureté aussi impossible que splendide. C’est à une autre création du même auteur qu’il nous fait maintenant penser : à don Juan, ce Guiscart vieilli, délabré et déchu, qui tâche, misérablement et en vain, de sauver au moins son grand air. Deux traits seulement :

Eh oui ! Guiscart commence à lorgner, comme tout le monde, du côté des décorations. En demander une ? Jamais ! Pour qui le prend-t-on? Mais il comptait que quelqu’un d’autre – une “pouffiasse” qu’il méprise, mais qu’il caresse dans ce but – lui obtiendrait cela “sans qu’il eût à se départir de son air innocent et absent”.

Pas très beau? Souvenons-nous que nous sommes récusés comme juges.

Autre trait : Auligny et Guiscart sont surpris dans une émeute. Les Arabes assiègent leur maison. Confiant dans leur magnanimité, Auligny se livre à eux. Ne sont-ils pas ses amis ? Ils le coupent en morceaux. Seule façon de le guérir de sa belle âme. Le chevalier n’est pas si bête. “Il ne s’agissait plus, maintenant, de ne pas défendre sa peau, par hauteur. Fini de plaisanter. Il s’agissait de sauver sa peau, coûte que coûte.” Le moment où jamais, n’est-ce pas, “d’envoyer promener” la morale de l’honneur. Il avise la fenêtre des cabinets, puis une porte de derrière, et file, et court encore. Nous sommes assez loin, évidemment, de Nisus et Euryale, du compagnonnage du sport et de la guerre, et autres niaiseries.

N’allons pas nous méprendre. La Rose de sable n’est pas une confession de l’auteur. C’est un roman. A l’égard de Guiscart, par exemple, avec lequel on est tenté de l’identifier, Montherlant prend le recul objectif de l’observateur. Il ne ménage pas ce drôle. Son œil, qui est alors celui d’une caméra, le voit tel qu’il est. Et c’est un “portrait” de La Bruyère, impitoyable, d’un relief saisissant, mais qui, soudain doué de vie, se mettrait à gesticuler sous nos yeux. Ce Guiscart, en somme, c’est une nouvelle mouture – mais très originale - du “libertin” classique, perdu de réputation et qui, pour sauver la face, affecte la liberté d’allure, fait le brave, fanfaronne, sans réussir qu’à tromper que soi.

Avec Auligny, ce sont “les beaux sentiments” qui sont percés. Pressez-les du doigt : c’est du pus qui jaillit. Sous le vernis bien astiqué de la bonne conscience, sous les mots à majuscules dont on se paie, voici qu’apparaissent l’intérêt masqué, l’illusion, la mauvaise foi, l’hypocrisie. – Les yeux de Guiscart sont des verres grossissants qui font voir les bacilles grouillant et vibrionnant dans l’apparente bonne santé d’Auligny. Et réciproquement.

Guiscart et Auligny : Montherlant fait s’entrechoquer, comme deux totons, ces deux têtes de Turcs antinomiques et complémentaires, ces deux moitiés de l’homme, - et avec eux Français et Arabes, patriotes et révolutionnaires, bien et mal pensants. Le regard critique n’atteint pas seulement des hommes, mais l’homme. “Le monde lui apparaissait comme un crachat dans un microscope.” C’est en somme la conclusion du livre, dont le titre pourrait être : Ce n’est pas beau un homme ! Quel écrivain a été aussi loin dans la peinture de la “misère” humaine ? Pascal, sans doute, pour qui l’homme est un “monstre” au cœur “plein d’ordure”.

Ne faisons pas les offusqués. La lucidité, certes ne guérit rien. Mais trop de cliniciens endorment notre mal avec des emplâtres. Les grands moralistes – Montherlant en est un – vont jusqu’au fond. A la manière des chimistes, ils isolent et grossissent : c’est pour amener en pleine lumière ce qui existe vraiment et qui, sans ce traitement, resterait invisible. Quand, dans La Rose de sable, furieux contre tout mensonge, Montherlant se fait dégonfleur de vessies, comment ne pas applaudir ?”

(…) “On n’a pas assez remarqué qu’avec Montherlant, nous sommes toujours à deux doigts du genre comique, - et qu’il l’évite. Comme écrivain comique, il dénonce les illusions d’un chacun, ses contradictions, ses illogismes. Il y a donc chez lui ample matière – mais matière seulement – à vaudevilles, à contes gais, à ces satires qui soulagent le lecteur en lui dilatant la rate, et le rassurent en le persuadant qu’il échappe lui-même aux faiblesses ainsi décrites. Montherlant eût pu être Cervantès, ou Swift, ou Molière, ou Voltaire. Mais non, il ne fait pas rire, ni même sourire. Adopte-t-il au moins l’attitude simplement curieuse et détachée du psychologue ? Pas davantage. A démasquer l’homme, à le confondre, il met une étrange passion : grave, forcenée, rageuse. “Le plaisant dieu que voilà !” crie Pascal. Chez Montherlant, même ton de dérision et de sarcasme, et qui donne, comme chez Pascal, la mesure de sa déception. Il faut donc que lui aussi ait l’”instinct” de la grandeur native de l’homme. Mais à cet instinct, rien ne répond. Misère sans grandeur. Néant partout. Nous sommes floués.”

***

“Et c’est ici qu’il nous étonne. L’allure qu’il adopte – et jusque dans son style seigneurial – est d’un homme qui échappe, lui du moins, lui seul, à la misère commune. Toujours, il s’excepte. Là où tous, comme autant de Sganarelles, butent et se cassent le nez, lui s’avance en vainqueur de la vie, avec une alacrité et une adresse sans défaut, avec, même, une désinvolture quelque peu affichée. Il jure qu’il se sent bien dans sa peau. A l’entendre, il a trouvé, lui seul, la bonne formule : les métaphysiques de rechange. “L’univers n’ayant aucun sens, il est parfait qu’on lui donne tantôt l’un, tantôt l’autre”, - l’action, puis la contemplation, puis le plaisir lui tenant lieu tour à tour, comme il dit, d’unum necessarium. C’est ainsi que, porté à droite, à gauche, le balancier maintient le funambule en équilibre : tour de force toujours à recommencer. Ou encore, aucune barque de salut n’apparaissant, le noyé s’agrippe à une épave après l’autre, en évitant de voir l’abîme. Ruse naïve, que Pascal a épinglée d’un mot : “divertissement”. C’est pourtant ainsi que, trop perspicace pour jouer les comiques, Montherlant prétend échapper au tragique. Il demande : “Pourquoi le monde est-il tragique ?” Il répond : Le monde est tragique parce que les gens montent de toutes pièces des tragédies superflues, c’est-à-dire parce qu’ils ne sont pas sérieux.”

Mais qui donc ici manque de sérieux ? Accordons-le : c’est en effet avec de grands mots vides que l’on monte trop de tragédies évitables. Mais n’est-ce pas parler légèrement que de nier le seul tragique réel, celui de la condition humaine ? Feindre de ne pas le voir, n’est-ce pas se rassurer peureusement, et, avec de grands mots non moins vides – “l’alternance”, “le flux et le reflux”, “la roue solaire”, édifier contre le retour de force de l’évidence un rempart bien fragile ? Je doute que le style prestigieux de Montherlant trompe personne. Mais il est une question à laquelle lui seul pourrait répondre : dès que se tait la grande musique qu’il se joue à lui-même (et pour lui seul, assure-t-il), parvient-il encore à se donner le change ?”

André Blanchet sj, Revue Etudes, octobre 1968

Ecrits du Père André Blanchet, sj

Notamment :

  • La littérature et le spirituel, tome 1-2-3, 1959-1961, Aubier
  • Le prêtre dans le roman d'aujourd'hui, 1955, Desclée de Brouwer
  • L'homme révolté, d'Albert Camus, Revue Etudes, 1952
  • Un nouveau type de Prêtre dans le roman contemporain, Revue Etudes, 1954
  • Henri Bremond, 1865-1904, Aubier Montaigne, 1975
  • Histoire d'une mise à l'index: la Sainte Chantal de l'abbé Bremond, 1967, Aubier
  • Comment Jean-Paul Sartre se représente le Diable et le Bon Dieu, Revue Etudes, 1951
  • La Querelle Sartre-Camus, Revue Etudes, 1952
  • Le cri de Pascal, Revue Etudes, 1950
  • Permanence de Charles Du Bos, Desclée de Brouwer ,1976
  • La Rose de sable de Montherlant, Revue Etudes, octobre 1968
  • Le Cardinal d’Espagne, de Montherlant, ou le mystique manqué, Revue Etudes mars 1961
  • La grande peur de Simone de Beauvoir, Revue Etudes, mai 1961
  • Les Mots de J-P Sartre, Revue Etudes, mars 1964
  • Claudel, lecteur de Bremond, Revue Etudes, septembre 1965
  • Claudel hérétique ?, Revue Etudes, juillet 1967
  • Passé et présent d’André Malraux, Revue Etudes, novembre 1967
  • Le dernier livre et les derniers instants de Marie-Noël, Revue Etudes, février 1968
  • La correspondance de Barrès et de Maurras, Revue Etudes, janvier 1971
  • Julien Green au jour le jour, Revue Etudes, novembre 1972