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Articles sur Montherlant (hors presse)

74. Charles Dandillot et Celestino Marcilla à l’heure de vérité, par Pierre Duroisin

Un colloque se tint en Sorbonne les 27, 28 et 30 janvier 1995, qui s’intitulait Montherlant aujourd’hui et célébrait le centenaire de la naissance de l’écrivain. Il était organisé par la Société des amis de Montherlant et par les universités de Paris IV et Paris XII, mais les Actes ne virent jamais le jour. Le texte ci-après est proche de celui qui fut alors prononcé. À noter, avant d’en entamer la lecture, que les références dans le texte renvoient à l’édition de la Pléiade : E, suivi du n° de la page, renvoie au volume Essais  ; au volume Théâtre ; R1 et R2 aux volumes Romans I et Romans II. On s’est même limité au n° de la page quand il est question de Pitié pour les femmes, qui se trouve dans R1, ou du Chaos et la Nuit, qui se trouve dans R2. Dernier point, le lieu d’édition n’est pas mentionné s’il s’agit de Paris.

Il peut paraître étrange qu’on veuille comparer un Charles Dandillot, personnage secondaire des Jeunes Filles, avec don Celestino Marcilla Hernandez, le protagoniste du Chaos et la Nuit. L’un n’existe que par sa fille Solange, que courtise l’écrivain Pierre Costals, et se campe dans un récit qui appartient au registre lumineux, “ solaire ”, de l’œuvre de Montherlant, alors que l’autre est la figure centrale du roman, et d’un roman triste, même si l’auteur a reconnu qu’il s’était beaucoup “ amusé ” en écrivant “ l’interminable agonie ” de son héros[1].

Autre évidence, Dandillot, quand il entre en scène, est au bout du rouleau, tandis que Celestino est en pleine forme ; ce n’est qu’au fil des pages qu’on le verra se défaire. Faut-il rappeler, par ailleurs, combien les deux hommes s’opposent par leur passé et leur tempérament  ? D’un côté, un petit bourgeois français ; de l’autre, un anarchiste espagnol en exil, encore que Celestino vive lui aussi de ses rentes et mène lui aussi la vie d’un petit bourgeois de Paris[2]. Mais enfin les deux personnages ont en commun quelque chose d’essentiel, qui est leur mort. Pour parler avec les images de Montherlant, ils sortent du chaos de la vie et entrent dans la nuit du trépas. On va donc reconnaître ce qui est en germe dans les confidences de Charles Dandillot, une quasi-confession, et qui éclatera avec une force extrême dans les “ révélations ” ultimes de Celestino Marcilla.

*

Le lecteur des Jeunes Filles sait bien que Dandillot a deux entretiens en privé avec son “ possible ” gendre. Le premier tête-à-tête suit le déjeuner qui a donné une apparence officielle à la liaison de Costals et de Solange ; le second “ huis clos ” se tient quelques jours plus tard, l’écrivain ayant reçu de Dandillot une invitation où il est précisé : “ Nous serons seuls ” (1202), et il faut entendre par là “ sans les femmes ”.

Dandillot ne nourrit aucune illusion : “ Je serai mort, annonce-t-il, dans un mois ” (1174). Ni le lecteur ni même Costals ne connaîtront les ultimes péripéties de son agonie, mais le geste qui importe ici est celui que Montherlant avait noté pour lui-même quelques années plus tôt dans la confidence d’Explicit mysterium : “ De Socrate à Clemenceau, l’homme mourant dit : Ne laissez pas entrer les femmes. ” (E 510).

Le moribond s’est d’emblée confié à Costals : pourquoi il a refusé la Légion d’honneur, qu’il est “ condamné ”, et surtout que sa vie se solde par un échec. M. Dandillot, pendant plus de trente ans, a prôné et pratiqué “ la vie naturelle ” : le grand air, ni alcool ni tabac, le culte de l’eau froide, la gymnastique matinale, une nourriture saine, et “ tout cela, dit-il, pour mourir à soixante et un ans ”, c’est-à-dire à l’âge “ où tout le monde meurt ”. Il en conclut, car cette ascèse lui pesait, que “ ce n’était pas la peine ” et qu’il a été “ roulé ” (1174).

Ces tristes aveux rappellent à Costals une parole de l’Ecclésiaste – “ J’aurai le même sort que l’insensé. Pourquoi donc ai-je été plus sage  ? ” (1174) – qui renvoie à la question que s’était autrefois posée l’auteur de Chevalerie du néant  : “ J’aurai le même sort que ceux qui ne se haussèrent point. Pourquoi donc me suis-je créé ces contraintes  ? ”[3], la réponse de l’écrivain : “ C’est nous que nous avons servi, et les seules couronnes qui vaillent quelque chose sont celles qu’on se donne à soi-même ”[4], éclairant en retour la secrète réflexion que se fait l’impitoyable Costals quand il découvre pour quelles mauvaises raisons posthumes Dandillot se refuse à “ renier un idéal de trente-deux ans ” : “ Quelle déviation de la conscience  ! ” (1175)[5].

Mais le pire pour Dandillot ne tient pas dans ce qu’il appelle le “ fiasco ” de son existence, le pire tient dans l’obligation qu’il s’impose de “ tenir jusqu’au bout ” : ayant donné au monde “ l’image d’un certain type d’homme ”, il se sent “ le devoir de maintenir cette image jusqu’au bout ”. À quoi s’ajoute la famille, qui le veut conforme à ce qu’il a toujours été :

Je croyais avoir droit à ce que la comédie cesse un peu à présent, depuis trente ans qu’elle dure, avoir droit à trois semaines de vie sincère avant de disparaître de ce monde. Tout au contraire, la comédie va battre son plein, elle ne fait que commencer  ! (1176)

Et cette fois-ci encore on pense à Explicit mysterium : “ L’homme condamné s’enfonce de plus en plus dans le mensonge de la société ” (E 510). Inconséquence de ce Dandillot qui est d’abord soucieux de “ l’opinion du monde ” (1176), qui refuse la coupe de champagne par quoi il aurait “ l’air de donner un croc-en-jambe à toute [sa] vie ” (1175) et qui “ fait le Romain ” quand on le sonde (encore que sa femme soutienne le contraire) pour n’être pas méprisé par son entourage. Un stoïcisme de façade en somme, fort éloigné de la sincérité que professait le moriturus d’Explicit mysterium  :

Si une plainte se formait en moi à ce moment-là, il faudrait donc que je l’étouffe, pour plaire aux badauds, et qu’ils m’estiment  ! Plutôt j’amplifie ma plainte, pour montrer une dernière fois le peu de cas que je fais du monde, et de la considération du monde. ” (E 507)

Dandillot, pour dire le vrai, a vaguement conscience de sa faiblesse, puisqu’il débite à Costals le discours qu’il tiendrait à ses proches s’il n’était prisonnier de sa réputation :

“ Quand je n’ai plus qu’une goutte d’énergie, à force de l’avoir dépensée trop généreusement au service des autres, il faudrait que j’emploie cette dernière goutte d’énergie à me contrefaire pour vos beaux yeux  ! Il faut que mon cadavre se mette au pas de parade, et s’y mette avec souffrance, pour que vous soyez contents, pour que vous ne me méprisiez pas  ? Eh, méprisez-moi donc  ! ” Voilà ce que j’aurais voulu leur crier. Au lieu de cela, j’ai fait le Romain, l’homme de bronze – pas un signe d’appréhension, pas une plainte (1176).

Faible dans ses dehors (sa faiblesse étant de vouloir passer pour fort), Charles Dandillot n’est disciple de Sénèque que par la fiction qu’il entretient de lui-même. C’est en portant ce masque qu’il répond au type d’homme que Montherlant avait évoqué dès 1932 dans la Lettre d’un père à son fils – “ Je vous préviens contre la crainte de l’opinion. Malheur à celui qui veut n’être pas calomnié  ! ” (E 729) – et dont il entretiendra ses lecteurs jusqu’au terme[6]. Mais cela veut dire aussi que, dans le nœud de contradictions où se débat M. Dandillot, il y a des éclairs de lucidité. D’où la rage, paradoxale mais sincère, qui s’empare de lui quand Costals, pour le réconforter, cite le nom de Sénèque :

 “ Ah  ! qu’on ne me parle plus de ces farceurs […]. Les charlatans  ! J’aime la vie, je n’en ai que de l’agrément, et il faut que je trouve très bien de la quitter à jamais  ! On me sonde, et il faut trouver que le mal qu’on me fait est agréable  ! ” (1178)

Rien qui s’accorde mieux avec l’opinion de Montherlant lui-même, qui a toujours dit, sans varier d’un iota, tout le mal qu’il convenait de penser de la souffrance physique. On se rappelle comment il a réagi en lisant – ou en relisant – début 1969 la Lettre 66 à Lucilius :

Jeune, on se gargarise du mot “ épicurien ”. Puis, le jour où l’on pèse la parole d’Épicure : “ Le sage, même brûlé dans le Taureau de Phalaris, s’écrierait : “Que cela m’est doux  ! Cela ne me touche en rien  !” ”, on jette Épicure au fumier, avec les autres philosophes et philosopheries[7].

Une jolie fureur qui nous renvoie à un mot très précis de Dandillot : “ J’ai rempli jadis des cahiers avec des extraits de moralistes : je ne mourrai pas sans en avoir fait un feu de joie. De qui lisais-je donc, l’autre jour, cette expression : “un fumier de philosophies”  ? ” (1178)[8]. Plus de trente ans après Pitié pour les femmes Montherlant s’en tenait toujours à la même image : au fumier les laïus et ceux qui font des laïus sur les vertus de la douleur.

Quant à l’autre point : aimer la vie, n’y voir que de l’agrément et trouver bon de mourir, il appellerait lui aussi d’infinis commentaires, car c’est toute “ l’acceptation ” stoïcienne, et montherlantienne, qui est ici en cause et que l’auteur, précisément, semble remettre en cause par la bouche de son personnage[9].

Tout cela dit, le moment crucial de la confession de Dandillot n’est sans doute pas dans sa tirade contre les philosophes. Montherlant, qui connaît l’art de structurer un récit, ménage ici une pause. “ M. Dandillot, écrit-il, ferma les yeux un instant, avec une expression intense de fatigue ”, et quand le malade, trente lignes plus loin, rouvre les yeux, c’est pour dire enfin ce qui est  : “ Maintenant je vois clair. […] Tout est imposture, et c’est tellement notre atmosphère que, le jour où nous découvrons cette imposture, nous mourons ” (1179). Et cette fois, nous tenons le mot clé : “ Tout est imposture ”. Voilà ce que Charles Dandillot a découvert quelques semaines avant sa mort, ajoutant :

J’ai passé quarante ans à faire des choses qui me coûtaient, et à les faire sans y être forcé. […] J’ai fait tout cela sans raison, simplement parce qu’on faisait ainsi autour de moi ou parce qu’on me disait que je devais le faire. Et maintenant je vais mourir, sans savoir pourquoi j’ai mené une vie qui me déplaisait, alors que, à un moment donné, rien ne m’empêchait de m’organiser une vie qui me plût. (1180-1181)

La faute de cet homme, qui reconnaît enfin, avec Costals, que les choses n’ont “ aucune importance ” (1183) - et c’est la formule même de Sénèque dans La Tranquillité de l’âme telle qu’on la retrouvera dans Le Treizième César[10] -, est la faute que Montherlant découvrait tout autour de lui : les gens vivent mal parce qu’ils acceptent de vivre “ à l’instar ”, ou parce qu’ils veulent plaire, ou pour satisfaire à de vains offices.

On touche ici à l’une des idées fortes de Montherlant, qu’il avait longuement développée dans le premier volume des Jeunes Filles  : le “ devoir du bonheur ” et l’incapacité où se trouve “ le mâle ” de construire ce bonheur :

Tel homme, jeune pourtant, si vous dites devant lui : “ Une heure morne  ! une heure perdue  ! À l’approche de la mort, quel remords de ne pas l’avoir donnée au bonheur  ! ”, il sera déconcerté […] Le mâle se dit toujours, et sans en souffrir : “ Tu vivras demain. ” Et c’est déjà bien beau, s’il donne un sens au mot vivre. Un autre, homme jeune, presque un jeune homme, ayant “ tout pour lui ”, comme il avait entendu quelqu’un employer le mot vivre, dans le sens où ce mot signifie se réaliser pleinement, l’interrogea : “ Mais qu’est-ce que vous entendez par vivre  ? ” Pour lui, vivre, c’était travailler, gratter. Le bonheur, si on lui avait demandé ce que c’était, sans doute aurait-il répondu : “ C’est le devoir, c’est se créer une tâche, une discipline, etc. ” (1003-1004[11])

Dandillot est précisément un de ces hommes qui ont mal vécu et qui s’en rendent compte quand tout est joué. Il est comme ce Postumus dont parlait le poète Martial  – “ Tu ne cesses de dire, Postumus, que tu vivras demain ”[12] – dans une épigramme que Montherlant a longuement commentée quand il rédigea, vers la même époque, un essai qui s’intitule L’Art et la vie et qui commence d’ailleurs par une référence aux Jeunes Filles[13]. C’est dire combien les deux textes sont proches l’un de l’autre, jusque dans le choix des mots ; c’est aussi dire à quel point Dandillot fut un parfait Postumus[14].

Le moribond aura, malgré tout, un instant de jubilation, quand il soufflera à son hôte : “ Voyez-vous, si une pensée pouvait me consoler, c’est que je meurs de mort naturelle, que je ne meurs pas pour une “cause ”… ” (1179). Cette allégresse tardive ne saurait racheter la somme d’épreuves qu’il s’est imposées, ce que la dissertation sur le bonheur appelait “ le devoir ”, “ la tâche ”, “ la discipline ”, mais elle s’inscrit tout de même dans un programme plus ambitieux, un mouvement de compensation. Le malade explique en effet à Costals qu’il est occupé à brûler toute sa correspondance, et il lui donne la raison profonde de ce destruam : “ En détruisant ma correspondance, je dis non à tout ce qui a été ma vie ” (1181).

Cela étant, l’erreur qu’a commise Dandillot est celle que commettent presque tous les humains, elle est notamment celle d’Andrée Hacquebaut, qui aimerait tant se dévouer pour Costals ou pour son œuvre : “ Je voudrais vous savoir errant à la recherche de votre tâche d’homme, comme moi à la recherche de ma tâche de femme ” (938). Costals, qui ne vit que pour le “ jeu ”, parlera tout au contraire de “ la satisfaction du devoir inaccompli ” (1259), et s’il lui arrive, par hygiène, ou pour le sport, ou par le fait de l’alternance, d’“ accepte[r] d’entrer dans le monde des devoirs ” (1215), c’est en pleine conscience, alors, qu’il envisage de le faire. On connaît son credo, ce qu’il appelle “ les trois temps de ses rapports avec le monde ” : “ 1° jouir de lui, 2° se protéger de lui, 3° se jouer de lui ” (1332). C’est exactement ce que Dandillot n’a pas su réaliser et qu’il découvre un peu tard ; c’est aussi ce qui lui fait dire in extremis : “ Soyez égoïste, monsieur Costals ”, et comme l’écrivain lui répond : “ Mais je le suis  ! ”, il commente : “ Alors, à vous la vie  ! ” (1205).

*

Personne n’a oublié les deux derniers chapitres du Chaos et la Nuit : le chapitre VII, qui “ avait été le germe de l’œuvre ”, et le chapitre VIII, qui allait primer le reste[15]. Il nous suffira donc de quelques phrases, de quelques mots clés dans la dernière partie du roman pour que la figure de Dandillot s’inscrive en filigrane derrière celle de Celestino.

Chapitre VII. Celestino assiste à sa dernière corrida avec la ferme intention de “ profaner, déshonorer, détruire, piétiner tout ce qu’il a aimé ” (1015). Autrement dit, destruam, et un destruam d’anarchiste, quelque chose de proprement viscéral, bien plus intime que la petite révolte qui poussait Dandillot à allumer ses derniers feux de joie. Celestino découvre donc que tout est truqué, comme il l’avait subodoré le matin même en feuilletant la biographie d’un matador célèbre où il avait noté “ qu’une sur trois des photographies du matador en action […] était un montage ” : “ l’imposture était là, flagrante ” (1022). Et déjà nous tenons le mot ultime de Dandillot : “ Tout est imposture ”.

En fait, la description de la course, des coulisses, des combattants, des bêtes même ne vise qu’à montrer que chaque être, chaque objet n’est pas ce qu’il paraît. Les picadors “ marchent comme des pingouins ” et montent des “ chevaux-fantômes ” ; les objets du culte tauromachique ont un air “ d’objets de cotillon ” ; les assistants des matadors sont “ moins des vivants que des ressuscités ”, et tous ces gens, avec leurs “ faux cheveux ” et leur costume de parade, “ ont un air de clown ”, car Celestino part du principe que “ où il y a costume il y a charlatan ” (1013-1015, passim)[16], et “ charlatans ” était l’épithète que Dandillot réservait, à côté de “ farceurs ”, aux moralistes et aux philosophes.

La coïncidence, à vrai dire, étonne moins quand on sait que “ charlatans ” est un mot que Montherlant a de tout temps affectionné et qu’il y recourait volontiers quand il voulait dénoncer le hâbleur, occasionnel ou de métier. Faut-il rappeler la lettre que le candidat bachelier avait envoyée, en juillet 1912, à son ami Faure-Biguet pour lui dire, après son échec de juin, tout le bien qu’il pensait “ des moralistes, des philosophes, des doctrinaires de tout acabit ”, de ces “ Pères Système ” enfin qui, “ comme tous les ignorants, comme aussi tous les charlatans […], parlent en charabia ”[17]  ? Et pourquoi, tant qu’on y est, ne pas remonter au mot de Pétrone dans les premières pages de ce Quo vadis où Montherlant apprit, comme il le dit lui-même[18], à écrire : “ Je savais que les médecins étaient des charlatans, mais le monde repose sur la duperie, et la vie elle-même est une duperie ” – un mot qui nous intéresse pour deux raisons : à cause de “ charlatans ” bien sûr[19], mais aussi et plus encore pour ce qui le suit : “ La vie est une duperie ”. Là est l’unité profonde de Dandillot et de Celestino quand ils vont mourir ; c’est par là – comme l’a voulu Montherlant, comme nous l’a rappelé le livre fétiche de son enfance et comme le prouve toute la suite du Chaos et la Nuit – que ces deux hommes communient.

Car la course n’est pas plus vraie que ses préliminaires. Quand les cuadrillas défilent dans l’arène, le haut-parleur déverse une ritournelle où “ l’Espagne cherche à avoir l’air espagnol ”, où les peones qui suivent les matadors “ ont l’air de cacher derrière ces petits messieurs leurs têtes de mauvais prêtres ”, et ainsi de suite jusqu’à la pose des banderilles, où tout fut “ oiseux et odieux ”, le matador ayant fait durer les choses sans raison et sans risque pour sa personne. “ Ce n’était pas une imposture, c’était l’imposture type ”, commente l’auteur, et le public applaudissait, parce que “ ce que le public aimait et voulait, c’était ça, c’était l’imposture. Ici, ailleurs, partout. Hier, aujourd’hui, demain, toujours ” (1015-1020, passim)[20].

Deuxième temps. Celestino découvre le sens profond de la corrida : on y joue “ la passion de l’homme sous le couvert de la passion de la bête ” (1026), et il comprend que “ dans le rôle qui lui est assigné [ce “ lui ” désignant l’homme autant que le taureau], jouer le jeu consiste à être dupe ” (1028). En langage Dandillot, c’était : “ J’ai été roulé ”, et dans la bouche de Pétrone : “ La vie est une duperie ”.

Ce qui nous amène au chapitre VIII et ultime du Chaos et la Nuit, avec le sombre épilogue que l’on sait. Sombre par son épigraphe, un extrait de Service inutile[21] où il n’est question que de “ confusion” et de “ mensonge ”, et sombre par son contenu, puisque Celestino doit mourir – encore que cette nuit ou cette “ avant-nuit ” se trouve comme éclairée, un court instant, par les “ révélations ” de l’agonie.

Celestino meurt seul, dans sa chambre d’hôtel, réalisant ainsi un idéal qui était celui de Montherlant. Car le “ Fuera todos  ! ” dont il entoure sa mort, ce todos désignant l’hôtelier, le médecin, le prêtre, les amis, la fille même de l’agonisant (1039-1040), c’était dans Explicit mysterium : “ Que je comprends ceux qui, se sentant perdus, se rencognent comme les bêtes malades, condamnent leur porte  ! ” (E 510) ; c’était dans Moustique, qui est ici le pendant d’Explicit mysterium : “ Mourir très loin de chez soi, à l’hôtel, sans prêtre, sans infirmière, sans un visage de votre famille, en laissant pour tout bien deux valises, et qu’un fourgon vous conduise directement de votre lit à la fosse commune, il y avait deux mois déjà que, partant à l’hôpital pour la typhoïde, j’avais fait ce rêve ”[22] ; c’était encore, dans La Fête à l’écart : “ Je rêvais de la chambre d’hôtel […], dans une lointaine ville de passage, où je ne serais pas descendu sous mon nom. La silencieuse solitude et le dénuement où meurent les bêtes ” (E 685), et ce sera, dans les carnets de 1968, après une lecture du Phédon : “ Honoré soit celui qui meurt seul, dans une chambre d’hôtel, abandonné comme les bêtes. Ou dans un trou d’obus ”[23]. Celestino, en l’occurrence, est plus gâté par le sort que Dandillot, lequel rêvait de chercher refuge dans une clinique à la seule fin d’échapper aux visages familiers (1181).

Cela étant, l’essentiel pour Celestino, c’est qu’avant de passer, il ait eu le temps, alors qu’il “ avait consacré son existence à la communauté ”, de découvrir que “ c’était l’individu qui avait le dernier mot ” (1038), autrement dit : “ Soyez égoïste, monsieur Costals  ! ” Les haut-parleurs de l’agonie lui ont en effet clamé leur ultime “ message ”, identique à droite et à gauche, un message qui, pour une fois, “ n’était pas mensonge et farce ” (car nos deux moribonds ont tout un lexique en commun : mensonge, farce, comédie, imposture, charlatans, etc.) :

“ Il n’y a pas de “tâche d’homme” ; il ne s’agit que de passer le temps. Feignez si cela vous plaît, faites “celui qui”… Mais au fond de vous-mêmes, désertez. Désertez  ! Désertez  ! Car il n’y a pas de sérieux sur la terre ” (1041).

Il y aurait beaucoup à dire de ce “ tâche d’homme ” que l’auteur a encadré de guillemets pour nous renvoyer, de toute évidence, à la parole de Marc Aurèle : “ Je m’éveille pour faire ma tâche d’homme ”[24]. C’est une parole que Montherlant a plusieurs fois citée et qu’il a toujours commentée dans le même sens, que ce soit dans Le dernier Retour en 1929 : “ Oui, cela est noble. Mais qu’est-ce que cela veut dire  ? Il n’y a pas de “tâche d’homme” ” (E 430), ou dans ses carnets de 1958 : “ Qu’est-ce que cela, une tâche d’homme. Un homme intelligent ne considère pas qu’il a une tâche ”[25]. Comment ne pas se rappeler ici le fâcheux souhait d’Andrée Hacquebaut dans sa lettre à Costals : “ Je voudrais vous savoir errant à la recherche de votre tâche d’homme ”, ou la dissertation sur le bonheur et les pesants devoirs, ou les tristes obligations que Dandillot s’impose jusque dans la mort  ?

Dandillot n’avait eu droit, pour son dernier mois d’existence, qu’à une mince consolation, mourir “ de mort naturelle ” plutôt que pour une “ cause ”, et à une demi-lucidité. Celestino a droit à toute la lumière : “ J’aurais dû regarder le monde, jouir de lui, et m’en préserver ; mais ne jamais y prendre part ” (1043), qui est le programme même de Costals. Mais il n’y a droit que quand c’est trop tard : “ Un quart d’heure d’intelligence dans toute sa vie, commente Montherlant, et au moment qu’on va la quitter  ! ” (1044). Qui de ces deux myopes a reçu la meilleure part  ? Lequel fut le mieux éclairé par le “ soleil ” de la mort  ?

Philippe de Saint Robert, opposant le triste héros du Chaos et la Nuit au guerrier du Songe, cet Alban qui connaît “ la vanité des choses ” et pratique si bien la “ feinte ”, a commenté : “ Comme Celestino aurait été autre, s’il avait su qu’Alban de Bricoule avait raison  ! ”[26], et Michel Raimond a rappelé ce que Montherlant disait d’Ivan Ilitch, le héros de Tolstoï, quand il le comparait à son Celestino : “ [Il] se rend compte qu’il n’a pas vécu comme il fallait ”[27]. C’est bien ce qui est arrivé à Dandillot : lui aussi, s’il avait su, se serait contenté de “ jouer ”[28].

*

Le père de Solange et celui de Pascualita ne sauraient peser le même poids dans la balance où s’évaluent les personnages de Montherlant, mais on voudrait malgré tout rappeler deux ou trois choses.

La première, c’est que Dandillot mourant a inspiré à son créateur ce que Michel Raimond appelle “ des pages de premier ordre ” qu’il lui semble assez naturel d’évoquer quand il parle de Celestino[29]. On est ensuite frappé par l’émoi de Costals quand une dépêche lui apprend la mort de Dandillot : à deux reprises, ce cynique en a les larmes aux yeux (1212-1213). Il y a enfin l’intérêt que Montherlant a tout de suite voulu qu’on porte à ce personnage de seconde zone en publiant le récit de sa mort dans le numéro d’octobre 1936 de La Revue de Paris, quelques semaines avant la publication de Pitié pour les femmes[30]. C’est qu’on tient avec Dandillot quelque chose de plus grand que lui, qui ne s’était pas encore épuré dans l’esprit de Montherlant au point de lui fournir la matière de tout un livre[31], et qu’on trouvera, dans un autre contexte, avec une symbolique sui generis et en un temps où l’auteur est lui-même et se sent lui-même beaucoup plus près de la “ nuit ”[32], chez le “ pathétique ”[33] Celestino.



[1] Voir R2 1517, dans la Notice rédigée par Michel Raimond.

[2] Michel Raimond l’a noté (R2 1516).

[3] E 597. Chevalerie du néant fut publié dans L’Écho de Paris du 9 juin 1934 avant d’être intégré en 1935 dans Service inutile, mais Montherlant précise qu’il fut rédigé en 1928.

[4] Le Chœur dans Pasiphaé prête une parole identique au roi Minos : “ Les couronnes que nous nous donnons à nous-mêmes sont les seules qui vaillent d’être portées. ” (T 83-84).

[5] Montherlant s’est offert un autre commentaire autour de ce qu’il appelle alors “ le mot le plus dru de toute l’Écriture […] : “ J’aurai le même sort que l’insensé. Pourquoi donc ai-je été plus sage  ?” ”, dans un autre essai de Service inutile (La Mort du bourgeois, publié dès 1932 dans L’Intransigeant) où il proclame son estime pour celui “ qui, sur le seuil des sombres portes, s’efface en demandant pardon ” (E 655).

[6] Il n’est pas besoin de rappeler l’accueil que Montherlant a réservé, dans ses carnets de 1964 d’abord (Va jouer avec cette poussière, p. 197, Gallimard, 1966), puis dans Le Treizième César (p. 101, Gallimard, 1970), à cette recommandation, d’ailleurs socratique, de la Lettre 71 à Lucilius : “ Si tu veux être heureux, si tu veux être homme de bien, laisse les autres te mépriser. ”

[7] Le Treizième César, p. 101.

[8]  Avec en note une référence : “ Panaït Istrati ”, comme si l’auteur lui-même voulait nous donner une caution.

[9] On n’aurait aucune peine à relever, dans le Chant funèbre pour les morts de Verdun, dans Explicit mysterium, dans Service inutile ou ailleurs, les déclarations qui vont tantôt dans le sens du “ oui ” tantôt dans l’autre sens. On se contentera de rappeler la question que Montherlant a posée à Sénèque lui-même quand il a relu, en 1969, la Lettre 93, une simple question, mais qui rejoint, elle aussi, à plus de trente ans d’intervalle, la protestation du père Dandillot. Sénèque écrit : “ Que t’importe de sortir tôt d’un lieu d’où il faudra - de toute façon - sortir  ? ”, et le lecteur demande : “ Mais si j’y suis heureux  ? ” (Le Treizième César, p. 106).

[10] “ Sachons bien que rien n’est important et que si, extérieurement, les choses ont des aspects différents, elles sont toutes, au fond également vaines. ” (Le Treizième César, p. 78).

[11] Montherlant s’est ici inspiré de ce qu’il avait lui-même écrit dans Il n’y a que les femmes pour aimer le bonheur, un article publié dans L’Intransigeant du 10 mars 1929 et repris peu après dans le recueil Au petit mutilé  : “ Pourvu qu’il ait donné des coups de téléphone toute la journée, l’homme est content. Un homme jeune, presque un jeune homme, ayant “tout pour lui”, comme on dit, me demandait hier : “Mais qu’est-ce que vous entendez par vivre  ?”  Pour lui, c’était travailler, c’était gratter. Une autre signification de ce mot, il ne la connaît pas. ” (op. cit., p. 114, Les Éditions des Portiques, 1930).

[12] Cras te victurum, cras, dicis, Postume, semper (V, 18).

[13] L’Art et la vie, Éditions Denoël, 1947 (Le Jardin de Candide, 5). Ce texte, alors présenté comme un essai et qui fut d’abord une conférence, est daté de 1937 et sera repris en 1956 avec l’édition courante de Brocéliande. Voici le passage qui nous occupe : “ Le poète Martial qui, lui, ne sentait pas la nécessité d’expliquer le mot vivre à ses contemporains, nous a laissé certaine épigramme : “Tu me dis, Posthumus, que demain tu veux vivre. Demain, toujours demain  ! Tu vivras demain  ! Vivre aujourd’hui, Posthumus, c’est déjà bien tard. Le sage est celui qui a vécu dès hier.”  Eh bien  ! C’est la majorité des hommes qui dit toujours, avec Posthumus : “Je vivrai demain”, comme si vivre était la chose secondaire, facultative, la première que l’on sacrifie, s’il faut sacrifier quelque chose. ” (op. cit., p. 15).

[14] À rapprocher de ce passage d’Il y a encore des paradis quand un quidam fait son entrée dans un café de Bab-el-Oued (la scène se situe à Alger en 1928) : “ Un gros entre dans le café : “Alors, quoi de nouveau ce soir  ? Vous voulez vivre  ?” ”, que l’essayiste commente pour lui-même : “ Vous voulez vivre  ? L’admirable mot  ! Ah, fichtre oui, ils veulent vivre  ! ”, et de sa variante dans Un assassin est mon maître en 1971 : “ Alors, quoi de nouveau, ce soir  ? Vous voulez vivre  ? ”, que le romancier commente alors pour le triste héros de son histoire : “ Fichtre oui, il voulait vivre, Exupère  ! ” (voir respectivement Coups de soleil, Gallimard, 1976, p. 104 et R2 1105).

[15] Voir R2 859, dans la Préface du roman.

[16] Celestino fait une exception pour le carnaval, exception où l’on retrouve le caractère “ sacré ” que Montherlant reconnaissait dans le carnaval.

[17] J.-N. FAURE-BIGUET, Les Enfances de Montherlant, p. 108-9, Plon, 1941. Dans la même lettre, Montherlant exaltait un mot de Vauvenargues sur la “ clarté [qui] orne les pensées profondes ” et notait avec satisfaction que Vauvenargues “ engueule nommément ceux qu’il nomme les charlatans de morale ”. À rapprocher aussi de ce qu’il écrira beaucoup plus tard à son ami Jean Grenier, en lui reprochant de négliger son œuvre de création : “ […] le temps que vous donnez à je ne sais quel philosophe, c’est-à-dire farceur. Il est vrai – je m’en souviens – que c’est une thèse, je crois, c’est-à-dire du service commandé, et c’est bien tout ce que méritent les philosophes ” (dans une lettre du 17 juillet 1937 citée par J.-F. Domenget, Montherlant critique, p. 13, note 15, Genève, Droz, 2003).

[18] Voir Le Treizième César, p. 150.

[19] On peut citer un exemple à l’autre extrémité avec ce commentaire d’un passage de La Tranquillité de l’âme : “ On ne peut rien atteindre d’élevé et de difficile, tant que l’on est dans son bon sens.” C’est la porte ouverte au faux profond et aux charlatans, qui s’en payent. ” (Le Treizième César, p. 77).

[20] Comment ne pas rappeler ici, dans Brocéliande, le mot du sieur Edgar Bonnet de la Bonnetière parlant de sa passion pour la généalogie : “ la généalogie est le triomphe de l’imposture ; c’est dire qu’elle correspond à un besoin profond du cœur humain ” (op. cit., I, II, T 964).

[21] De La possession de soi-même pour être plus précis.

[22] Op. cit., p. 133, La Table Ronde, 1986 (Moustique est un “ roman ” posthume datant de la seconde partie des années vingt).

[23] Tous feux éteints, p. 110, Gallimard, 1972.

[24]  Pensées, V, 1, 1.

[25] Va jouer avec cette poussière, p. 15.

[26] Montherlant ou La Relève du soir, p. 84-5, Les Belles Lettres, 1992 (Coll. L’Idiot international).

[27] Voir R2 1509, dans la Notice sur Le Chaos et la Nuit.

[28] Autre parenté entre les deux hommes. Montherlant ayant écrit de don Quichotte : “[Il] meurt parce qu’il a cessé d’avoir une idée exaltante de soi-même […] ; en d’autres termes, il meurt d’une blessure d’amour-propre comme Cisneros ”, Michel Raimond a fait le rapprochement avec Celestino (R2 1511). Or, quand Dandillot soupire : “ Non seulement j’ai donné un exemple qui n’a pas eu valeur d’exemple, mais il est possible que l’exemple que j’ai donné ne méritât pas d’être exemplaire. ”, l’auteur prête cette pensée à Costals : “ Costals se dit que le monde croirait que M. Dandillot était mort d’un cancer. Mais peut-être qu’en réalité il mourait de n’avoir pas reçu la part qu’il se croyait due […]. Le seul moyen d’apaiser les derniers jours de M. Dandillot, c’eût été de flatter sa vanité. ” (1116-7).

[29] Voir sa Notice sur Le Chaos et la Nuit (R2 1505), où il évoque aussi la fin de Léon de Coantré dans Les Célibataires et du roi Ferrante dans La Reine morte.

[30] Sous le titre Monsieur Dandillot. Une variante intéressante : quand Costals prend congé du malade, au terme du premier “ huis clos ”, et que Madame Dandillot lui dit combien son mari fut lâche devant le médecin, il commente pour lui-même : “ Ainsi […] il me fait venir pour s’épancher, et il ment  ! Il sera mort dans un mois, et il ment  ! Quand même  ! Comme ils sont tous  ! ” (1184), qui était dans La Revue de Paris : “ Il sera mort dans un mois, et il ment  ! Le vieux frère  ! ”.

[31] Sans compter que Les Jeunes Filles ne sont pas un livre de mort, mais un livre de vie.

[32] Au point de le dire et redire tout au long du roman (voir la Notice, p. 1506).

[33] Le mot est de Gabriel Matzneff, qui l’applique à Montherlant lui-même quand il parle du Chaos et la Nuit (Maîtres et Complices, p. 291, Éd. Jean-Claude Lattès, 1994).