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Articles sur Montherlant (hors presse)

8. Montherlant vu par Maurice Martin du Gard dans ses “Mémorables” (1918-1945), Gallimard 1999, p.155

Montherlant chez sa grand-mère

Octobre [1921]

De Gondrexange en Moselle où il passait ses vacances au château de Ketzing, chez François de Curel, j’avais reçu le mois dernier un billet d’Henry de Montherlant : il m’annonçait un roman, son premier roman ; il l’achevait plutôt, au milieu des forêts de maître de forges, dramaturge et sanglier, on veut dire : assez sauvage, homme des bois, mais titré et académicien. Hier au soir une carte cornée à la revue en mon absence m’apprenait son retour. J’en sors. J’étais tout à l’heure chez lui, au diable dans l’avenue de Neuilly, au 175. On pénètre sous la voûte pour gagner une cour où débouche le passage Saint-Ferdinand, étroite avenue particulière bordée de petits hôtels ; au fond, à gauche, légèrement en retrait dans un jardin, celui qu’habite Montherlant depuis 1907, à deux étages, qui porte le numéro 1. Enfant unique, orphelin d’un père qui se rêva officier de cavalerie, et d’une mère pleine de sentiment, il y vit avec sa grand-mère, la comtesse de Riancey, dont le vain et brillant mari était fils du chef, sous le Second Empire, du Parti Légitimiste. Dans ce passage, aux enfants comme aux chiens, jouer est interdit, mais Dieu merci, il en jouait, et les frondaisons, des deux côtés, qui s’ajoutent au Bois qu’on sent proche, faisaient au passage un air de petite province et même de campagne, en cet octobre ensoleillé.

Montherlant debout, râblé et braqué, lourd de sang, dans un air de caste, a du séminariste péremptoire et du saint-cyrien en permission. Une brosse de châtain foncé auréole le front large ; de l’honneur dans le nez busqué, de l’enfance sérieuse dans l’œil gris où du vert pointe et se brouille ; une lèvre voluptueuse qu’il avale pour durcir ce masque de caractère ; les oreilles larges, un peu écartées, féodales ; le menton moins impérieux, fin, levé ; un cou ; des épaules dignes ; une poitrine ample dans un veston serré à la taille et sombre. Plus sensible qu’il ne s’offre, mais aussi droit qu’il s’affiche, son affectation, la seule, est dans la sorte de secret supérieur et brutal qui tend toute sa personne, la retient par imagination au-dessus de la jeunesse facile, l’empêche d’être tendre et de sourire comme il est.

J’arrive, je le vois contraint, comme surpris sur son propre seuil, timide sans doute. Surpris que je sois là sans m’être annoncé ? Il n’a pas le téléphone, j’en étais bien empêché ; je voulais lui marquer une impatience de ses écrits qui n’était en somme que flatteuse. (Pas le téléphone, ni l’électricité d’ailleurs, il travaille sous la lampe à pétrole et me l’annonce en goguenardant, ce qui l’humanise.) Timide, c’est cela. Et timides, il était amusant que nous le fussions ensemble et qu’à l’âge où l’on se lance des “mon vieux” - sortant à peine, sinon du même collège et, pour lui, des mains d’un insinuant Loyola, du moins de la même guerre - nous usions absolument et spontanément du “Monsieur” qui empesait Port-Royal. Il a vingt-cinq ans. Je les aurai dans quelques mois.

- Monsieur, lui dis-je, je viens de voir un de vos amis d’enfance. Son regard interrogateur se noircit d’une réprobation légère, car, avant de le citer, j’énonce avec frivolité :
- L’autre nuit, j’étais avec Auric et Radiguet chez Mireille Havet avec Marcelle Garos…
Le héros des ailes françaises précédé de ce prénom de femme, visiblement, le choquait.
- C’est la veuve de Roland Garros, insistai-je, elle-même.
Puis :
- Ce sont des amis de Jean… de Jean Cocteau.
Alors Montherlant, plus qu’étonné qu’un ami d’enfance à lui pût se commettre dans un milieu qui n’éveillait chez lui aucun intérêt :
- Ce n’est pas mon secteur, déclare-t-il avec gravité, peruadé que je faisais erreur jusqu’au moment où je me décide à nommer Faure-Biguet :
- Ah ! Monsieur, je me demandais qui… tous mes condisciples ayant été tués au front… Seul Faure-Biguet, mais oui ! le très cher et excellent Faure-Biguet avec qui j’ai composé - j’avais neuf ans - mon premier ouvrage : Pro una terra ! Je l’éditai moi-même à la main et je dois dire que cette édition me coûta moins cher que l’an dernier La Relève du Matin qui, ayant été refusé par onze éditeurs, fut finalement accepté par la Société littéraire de France où Guy de Pourtalès me demanda trois mille cinq cents francs pour l’imprimer ! L’Académie française daigna m’accorder un gramme de Montyon.
- Pour un premier ouvrage, en tout cas, ils donnent rarement le grand prix de Littérature. C’est pour l’ensemble d’une œuvre. Vous l’aurez certainement un jour, il n’est pas bon d’être officiel trop tôt.
- Que me chantez-vous là, Monsieur ! Je ne serais pas devenu officiel, vous voulez dire : lié sans doute, dépendant, pour si peu ! Je suis un homme libre, Monsieur !
Cet “homme libre”, naturellement, fit passer entre nous l’ange illustre, le voisin du boulevard Maillot  qui n’avait pas dû être sans parcourir La Relève du Matin. Octobre clément permettait que nous demeurions dehors dans des fauteuils de fer, où nous tînmes la pose assez longtemps ; chez mon hôte une hauteur virile et une rêverie solennelle, insensiblement, se nuancèrent de gentillesse, sauf au moment où il prit à partie la méprisable époque où nous devions vivre, dans le dégradant tapage des musiques nègres et le grand train des fournisseurs de guerre et ces nouveaux riches qui empestaient le quartier avec toutes ces nouvelle automobiles dont c’est précisément le marché, là, comble d’horreur ! où avaient défilé nos armées victorieuses. Et les autres, tous ces autres qui s’affadissent, qui craquent dans la paix !.. Il avai cru peut-être que je passais mes nuits au Bœuf sur le Toit à danser et à boire, en compagnie de ceux qu’il appelait uniformément des dadas, lesquels se livraient, pour quelques-uns, à des jeux plus cruels et plus fous en d’autres lieux ; le puritanisme discret que je dévoilai peu à peu amena sur ses lèvres une satisfaction qui m’accorda sa confiance, quoique je sentisse avec regret qu’il n’avait pas encore besoin d’amis, qu’il n’en aurait jamais besoin sans doute, si riche de sentiments profonds qui s’accordent à la solitude, puissant par ses songes, sa culture, ses maîtres.
- Je vis avec les Anciens.
Et de citer avec simplicité Marc-Aurèle, saint Augustin, Tacite, Platon, Jules César, le Dante, mais Horace aussi, l’agréable Horace. Le plus jeune était Pascal, qui avait eu ce malheureux accident au pont de Neuilly, justement. J’allais oublie D’Annunzio ; je n’oublierai point Barrès. À douze ans, il avait eu comme prix de composition française l’anthologie qu’en avait faite M. l’abbé Bremond : Vingt-cinq années de vie littéraire. Quelle introduction magistrale ! De treize à dix-sept ans, Montherlant n’avait eu, n’avait voulu lire, n’avait pu lire que ce livre là.
- Vous aviez Chateaubriand et Michelet avec, lui dis-je en riant. Mais il ne se méprit pas : je partageais pour Barrès son respect enchanté, et cela le rassura sur mon genre d’existence et sur ma vie. Il adorait la poésie et l’honneur. Il méprisait la bassesse avec bonne humeur. Forte nature. Démodé, plein d’avenir. J’avais hâte qu’il m’entretînt de ce nouvel ouvrage, le premier roman qui m’avait amené, et qu’il retravaillait encore, mais assuré qu’il serait “pris”, celui-là, Edmond Jaloux devant le publier l’an prochain dans la collection qu’il dirigerait chez Bernard Grasset : Le Songe. Le Songe ?.. Ce qu’il commença par m’en dire, hésitant un peu, car il n’est pas bavard sur lui, sonnait quelque peu l’esthétisme, puis j’y distinguai quelques traces de puérilité, une forcerie de bestialité, et soudain, au-dessus de tout cela, une grande âme insolite. Il s’y agissait de la guerre ; je me dis d’abord : encore ! puis : c’est trop tôt ! Mais je compris que c’était là une guerre très personnelle où il s’ébrouait, qui n’avait aucun rapport avec Le Feu du pacifiste Barbusse. Et qu’en fait de Feu, c’était plutôt celui du grand Italien qu’il évoquerait D’Annunzio, par cette prodigalité d’images, cette idéale artisterie, cette insolence dans le sublime et le superbe.
- À propos de D’Annunzio, lui dis-je, que je vous raconte quelque chose qui vous amusera. Il donne à Doumic la Léda sans cygne et l’Envoi à la France. La Revue des Deux Mondes lui envoie des épreuves à Gardone. On l’avait caviardé. Il me charge de demander des explications à René Doumic. Grande mission qui me remplissait d’orgueil ! Je suis sans peur et un peu inconscient, je vais rue de l’Université. M. Doumic était à sa table, ivoirin, visage et doigts, les jambes sous une couverture, implacable et doux, méticuleux, un ordre sec autour de lui. Il interroge, tout à fait professeur. Et moi qui étais arrivé, gonflé des droits que confèrent la poésie et le génie, pour réclamer la chanoinesse de Cracovie ! Car D’Annunzio avait écrit : “Je me rappelais qu’un de mes cousins à Nice eut la bonne fortune d’être merveilleusement aimé tout un après-midi et jusqu’au soir par une chanoinesse de Cracovie qui durant la nuit expira.” “Monsieur le directeur, suppliai-je, puisqu’elle expira après, vos lecteurs diront : c’est bien fait, elle est punie ! ils passeront sur le reste. D’Annunzio a tous les droits, les poètes… - Tous les droits, jeune homme, vous le pensez sérieusement ? - C’est grâce à D’Annunzio, monsieur le Directeur, que l’Italie est entrée dans la guerre à nos côtés. - Cela est bien certain, mais une chanoinesse ! on ne peut pas laisser dire dans la Revue qu’une chanoinesse, et à Nice encore !… Non !” Il y avait d’autres passages que M. Doumic avait intervertis, parce que c’était mieux, me dit-il, ceux-là il me les accorda, dans un soupir. Je lui abandonnai la chanoinesse qu’il avait déjà fait disparaître, car plein d’un lâche respect, je redoutais de le voir devant moi expirer.
- Il vous a eu, monsieur Doumic, il est en fer ! s’exclama Montherlant qui me faisait là son premier rire : une bonne ironie intérieure dormait sous son importance et ne manquerait pas pour l’assouplir à l’occasion. Une pointe de scepticisme est utile, même au génie.
- Monsieur, lui dis-je, il est bien triste tout de même que Gabriele D’Annunzio soit à la merci d’un pet de loup !
- Moi, je trouve ça très drôle au contraire ! enchaîna Montherlant avec férocité. Il trouvait donc drôle quelque chose ? Sans cette histoire et sa réplique, son bon rire, je me serais trompé sur lui ou l’aurais saisi seulement à moitié.
Nous revenions à la guerre. Partis le premier jour, le 4 aoüt 14, y penserions-nous moins ? L’ennui, la boue, la pluie, l’attente dans les régulatrices, les bêtises de l’arrière, ne nous ont pas noyés. On nous appelait au moment où, dans l’air, il n’y avait guère d’enthousiasme : il fallait se créer une illusion tonifiante, un héroïsme artificiel ; nous ne marchions plus pour les sublimes balivernes du Droit et de la Civilisation, alors il nous restait le choix d’une guerre individuelle qui, de temps en temps, nous permit de nous révéler à nous seuls, plus grands et forts que nous n’aurions été si nous étions demeurés entre civils. Une évasion, notre guerre. Pour moi, j’en suis sorti fiévreux. Nous ne pouvions plus vivre qu’incompris.
- On ne nous a pas pris, proteste Montherlant, moi, j’ai choisi ; service auxiliaire, j’ai demandé les armées !
- Mais la guerre moderne, c’est la bureaucratie, l’usine, l’anonymat du malheur. À vous entendre, vous auriez eu une épée au poing ; ce sont vos ancêtres, mais vous ? Et demain, si jamais… Le Songe ? Oui, un mauvais…
Montherlant m’interrompt. Il n’est pas content :
- Si ! Monsieur, nous avons toujours une épée ! Nous la rêvons. Qu’elle tombe, nous n’existons plus !
Son épée, c’est le sérieux, la vaillance physique et morale, la glorification du sacrifice. Que n’ajoute-t-il la vertu de charité ! Pour un ancien élève de ces Maisons, je m’étonnai qu’il fût assez peu évangélique, mais après La Relève du Matin, on ne pouvait douter qu’il ne fût surtout catholique, et encore tout sensible aux disciplines et aux cérémonies, à l’ordre de l’Église romaine, un instant, je respirai l’encens, j’écoutai les cantiques, je me souvenais.
- Plaignons les garçons, lui dis-je, qui auront été privés de cette musique qui civilise. (Phrase éminemment barrésienne et qu’à cette seconde j’aurais pu cueillir sur ses lèvres.)
Peut-être me trompai-je ? Il me dit :
- Quatre cultes m’occupent à présent : le corps humain, le héros sportif, les morts, le soldat inconnu. Il s’agit de ramener le divin sur la terre.
Cela, il l’imposait avec une majesté saine, simple, à notre génération.
- J’espère que vous n’êtes pas “inquiet”, que vous ne donnez pas dans ces godans ? fit-il après un silence.
Le jour baissait. Il était temps pour lui d’aller à Douaumont : c’est l’œuvre de l’Ossuaire que préside le Maréchal Pétain et dont il est le secrétaire. C’est sa terre et ses morts à lui, Verdun, sa Colline Inspirée. Nous sommes partis dans l’avenue de Neuilly. Nous nous sommes fait part de nos exploits sportifs. Il court le cent mètres en onze secondes quatre cinquièmes sur cendrée ; son temps a paru dans L’Auto. Un temps que, moi, je n’ai jamais atteint : j’ai fait douze cinq dixièmes et j’en suis assez fier. Une cage thoracique extraordinaire lui permet, me dit-il, sur une courte distance, de courir sans respirer ; très vite au départ, tout de suite une avance ! Il fait du foot : gardien de but.

Maurice Martin du Gard