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Articles sur Montherlant (hors presse)

1. Montherlant épicurien ou La mort à l’équinoxe

En forme de “tombeau”

Voici juste un an, la mort d’Henry de Montherlant provoqua dans la presse – et surtout dans ses feuillets dits littéraires – une cascade de lieux communs dont la répétition agace autant qu’elle fatigue. Les mythes du Samouraï bardé ou du dernier Romain, baste ! Montherlant lui-même nous en a assez parlé. Restaient deux choses, à ma connaissance, qu’il eût fallu dire, et qu’on n’a point dites :

  • que cette mort volontaire à l’équinoxe fut celle de l’alternance et de l’indifférence, placée sous le signe du flux et du reflux des grandes marées plutôt que brûlée aux ardeurs paroxystiques du solstice ;
  • qu’elle fut la mort d’un épicurien, qui se tua pour n’être pas aveugle.

En 1938, Montherlant inscrivait, dans l’airain comme il fit toujours, cette phrase qui pourrait lui servir d’épitaphe :

Je serai donc parti le 24, date de l’équinoxe de septembre, quand le jour est égal à la nuit ; en la fête de ce saint Mystère, que le oui est égal au non, qu’il est indifférent que le oui ou le non l’emporte. [1]

Signe de la balance et de l’indifferentia oppositorum que cette mort de septembre, où les contraires, complémentaires dans la vie et cependant jamais coïncidents, ne pouvaient être, en cette saison de l’équinoxe funèbre, qu’ “indifférents”. C’est déjà ce que nous disait l’incipit aux Fontaines du désir, ce texte intitulé “Syncrétisme et Alternance”, seul écrit de jeunesse que Montherlant n’ait jamais désavoué : il exprime bien cette cumulation inverse et réciproque de valeurs, au fond parfaitement indifférentes… Et lorsqu’au lieu, pour une fois, de “suivre l’amour à Séville”, la mort du vieux romance castillan tant affectionné emprunta le chemin de Madrid, – j’ose à peine l’écrire mais je crois ne pas trahir – cela revint au même.

Pour l’épicurisme, je le crois fondamental à Montherlant malgré ses multiples velléités (Protée ou Procuste  ?) jansénistes, convulsionnaires ou stoïciennes. Il était un trop grand lecteur des Moralia de Sénèque pour ne pas avoir fait sien l’éclectisme, précisément “syncrétiste”, du Cordouan. Il fut un Lucilius appliqué, torturé : il fit le tri de l’un et de l’autre, opta pour l’un ou pour l’autre, toujours par provision. Mais la veine épicurienne, par essence nihiliste, me semble avoir toujours été chez lui au plus profond : au-delà du “j’aime mes vases de Corinthe [2]”, il eut toujours cette indifférence à sacrifier ce que l’on aime, avec le goût de cendres, si épicurien, de la frugale rigueur librement consentie, indissociablement faite de courage et d’orgueil. Je parlerai plus loin de Lucrèce. Mais entre mille textes que le philologue pourrait invoquer, je n’en citerai qu’un, de lui et de peu avant sa mort. Il est révélateur, à double titre, car il commence en stoïcien :

Mon aventure terrestre s’achève. Bientôt mon âme s’envolera sur l’aile de la flamme… [3]

Mais en voici le nœud[4] où éclate un épicurisme des plus avoués :

J’ai été un homme de plaisir d’abord, ensuite un créateur littéraire, et ensuite rien. Le plaisir est pris ; les œuvres, c’est pour me faire plaisir aussi que je les faisais, et ce plaisir lui aussi est pris. C’est pourquoi tout est bien ainsi.

Et pour ne pas tronquer, la prétermission finale :

J’oubliais ma vie éternelle. Si le Dieu des chrétiens est le bon, je suis bien tranquille. [5]

Désinvolture d’épicurien, ici aussi, qui ne craint pas plus les dieux, même “chrétiens”, que la mort ou l’orage. Il pourra, son plaisir pris, ut conviva satur, quitter la table, désormais rassasié, sans désir et sans peur. Reste que le suicide n’était guère recommandé par la secte et que le dîneur ne devait quitter le festin, fièrement résigné, que sur invitation… Ce point m’a toujours paru en contradiction flagrante avec le nihilisme du Jardin. N’était Montherlant, pour quitter avant l’heure. Nulle pétition de principes, nul “cercle” en ceci, car il eut un précédent notoire : Lucrèce, le plus grand suicidé de l’épicurisme, pour qui d’ailleurs il me disait entretenir une dévotion toute particulière [6]. Argument ou symbole, qu’importe. Le fait me frappe et je voulais le dire.

Au demeurant, gardant dans ses atermoiements toujours ajustée la jugulaire au menton et boutonné le col de la vareuse, Montherlant fut dans sa vie indéfectiblement fidèle à la double solitude qu’il avait dite : celle du plaisir, celle de la mort. Comme sur “le chemin de Madrid”… Quant au suicide, ce qu’il en avait dit, il l’a fait : il mourut seul à l’équinoxe, épicurien en cela seulement dissident qu’il se donna la mort, et demeurant pour nous l’homme d’honneur que l’on ne pleure ni ne regrette.

Pierre Somville              
de l'Académie Royale de Belgique
(texte rédigé en 1973)         


[1] L’Équinoxe de septembre, Paris, Laffont, 1938, p. 133.
[2] Ibid., pp. 131-132.
[3] La Marée du soir, carnets 1968-1971, Paris, Gallimard, 1971, p. 16. Ce texte est de 1968.
[4] Je dis que c’est le “nœud” pour deux raisons : d’abord parce qu’il est plus profond, comme sous l’écorce et sous l’aubier ; ensuite parce qu’il s’oppose au lyrisme stoïcien du début et qu’il “sonne” plus “vrai”. Ici le masque est jeté.
[5] La Marée du soir, l.c.
[6] Dans une lettre inédite du 20 novembre 1966.