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Articles sur Montherlant (hors presse)

175. Montherlant vu par l’écrivain hongrois Sandor Marai (1900-1989)

Quand on lit le Journal de Sandor Marai, soit celui des années d’exil (1949-1967) (Albin Michel 2021) et le dernier tome des années d’exil, celui de 1968-1989 (Albin Michel 2023), on constate qu’il a beaucoup lu Montherlant.

Né en Hongrie en 1900, Sandor Marai connait dès ses premiers romans un immense succès. Antifasciste déclaré dans une Hongrie alliée à l’Allemagne nazie, il est pourtant mis au ban par le gouvernement communiste de l’après-guerre.

En exil depuis 1948, il s’installe en 1980 en Californie où il mettra fin à ses jours neuf ans plus tard. Il est aujourd’hui, en Hongrie et dans le monde entier, un auteur d’une réputation égale à celle de Stefan Zweig, de Joseph Roth ou d’Arthur Schnitzler.

Voici les extraits de ce Journal de Sandor Marai concernant Henry de Montherlant

1949 : L’après-midi à la bibliothèque française (de Naples). L’inscription coûte mille huit cents lires et, dans les circonstances actuelles, cette somme est significative. Je paie quand même parce que cela me permet enfin d’emprunter sans limite des livres français dans une bibliothèque assez consistante. Je ne peux lire que chez moi ; dans un lieu public, la lecture me paraît impudique. Lecture : Montherlant, Les Bestiaires, et Poe, Histoires extraordinaires, dans la traduction de Baudelaire.

Je n’ai pas un sou. Ces dernières semaines, nous avons vécu sur les réserves de L. (son épouse Lola). Voilà comment je vis sans argent : le matin, je m’assieds sur la terrasse, face à Capri et à la mer, je bois un thé anglais fort et je mange une omelette aux lardons, du pain beurré et de la confiture. Ensuite j’allume une cigarette américaine et je lis Poe et Montherlant.

Je viens de terminer le livre de Montherlant, Les Bestiaires. Il est très viril, ce toréador, très exhibitionniste ; donc en réalité, très féminin. Son style est aussi tendu qu’un jupon de soie sur le cul d’une femme.

1950 : Lecture : Les Carnets de Montherlant. Comme si un homme, plume à la main, voulait prouver, avec un pénible acharnement, qu’il y avait une race française ; alors qu’il n’y en a pas. Il y a mieux : le peuple français.

1954 : Le Maître de Santiago, une pièce de Montherlant. Elle fait penser à une statue d’un saint primitif du Moyen Age, sculptée dans de l’ivoire. Statue achromatique, diaphane, gothique. Seuls demeurent le trait et l’ossature, aucun vernis. Une œuvre maîtresse. Cette pièce me parle d’assez près en ce moment (…) C’est un honneur qu’être oublié par une époque telle que la nôtre… Que voulez-vous qu’on désire quand tout est déshonoré ? (…)

1963 Gide, Valéry, Proust… la sainte Trinité. Valéry en est le saint. Claudel en fut le curé qui donnait sa bénédiction. Ensuite il y avait les bouffons pittoresques qui dansaient devant l’autel. Giraudoux, Cocteau… Après, les solitaires, Montherlant, et puis… le maniérisme nerveux et scolaire…

1966 : Montherlant note que, aujourd’hui, dans la conscience collective, le suicidaire et le pédéraste sont considérés comme des malades, des névrosés. Dans l’univers romain, le suicidé n’était pas considéré comme “lâche” : quand une situation devenait insoutenable, la personne qui s’y trouvait se tuait ou se faisait tuer ; c’était “sain” et “naturel”. Le pédéraste aujourd’hui est “malade” ou “débauché” ; mais Montherlant cite Auguste, Jules César, Horace, Virgile, Brutus, Cicéron et une douzaine d’autres qui, tout en entretenant des maîtresses et en ayant femme et enfants, étaient homosexuels aussi.

1970 : A la bibliothèque française (à Naples). Trois livres : Malraux, Triangle (Laclos, Goya, Saint-Just). Montherlant, Extraits de Journal. Proust, Sodome et Gomorrhe.

1972 : 25 septembre. Exit Montherlant. L’un des plus singuliers parmi les écrivains nés au tournant du siècle. Il a profondément méprisé ses compatriotes, les Français, de n’être plus une race, mais des plébéiens criards et avares. Il s’est efforcé d’être un toréador et un condottiere. Son écriture était forte, il connaissait le secret du “mot juste”.

Dans Les Garçons (un double étrange de mon roman Les Révoltés), il y a un chapitre sur la mort de sa mère qui reste. Ainsi que Le Maître de Santiago.

Seuls rescapés de cette génération d’écrivains du début du siècle, Malraux et Julien Green. Montherlant s’est suicidé, il s’est tiré une balle dans la tête (par la bouche, dit-on, c’est le plus sûr) parce qu’il était malade, en passe de devenir aveugle et n’avait plus de force. (Il a eu raison. Comme Hemingway, et pas mal d’autres).

1974 : (16 mars). La nuit, le petit livre[1] (cent quatre-vingt-dix pages) de Montherlant : des notes de lecture sur Plutarque, Tacite et Sénèque. Il était préoccupé par le suicide. Ces notes s’étalent de 1955 à 1970, date de publication ; deux ans plus tard, il tient la promesse qu’il s’est faite et se tire une balle dans la bouche. J’ai lu il y a peu de temps la description du suicide de Caton par Plutarque ; Montherlant le commente en détail, précisément. Dans l’Antiquité, avant l’invention des armes à feu, il n’était pas possible de se suicider de façon fiable : impossible de faire confiance au poison, l’épée ou le poignard déviaient parfois de leur but, l’esclave n’accomplissait pas l’ordre donné à temps, etc.

Ce n’est pas plus simple de nos jours ; pas facile de se procurer du cyanure ; la balle de revolver peut très bien rater son but aussi si la main du futur suicidé tremble. Il y a également la crainte que l’acte soit qualifié de snobisme, de plagiat même. Quoi qu’il en soit, Montherlant fait partie d’une minorité de gens qui, après mûre réflexion, ont mis un point final à leur vie d’une balle dans leur corps.[2]

Notes

[1] Il s’agit d’un essai de Montherlant paru en 1970 Intitulé Le Treizième César.
[2] Sandor Marai s’est suicidé en 1989 d’une balle de revolver dans la tête.

Postface d’Andras Kanyadi

Extraits : “A quatre-vingt-six ans, Marai se remet d’une opération de la prostate ; deux ans plus tard, il continue à fumer dix cigarettes par jour, poursuit ses lectures nocturnes en dépit de son glaucome, tient toujours son journal et refuse avec une fermeté inébranlable les offres des éditeurs en Hongrie. “La mort est proche, je sens son odeur. Mais j’ai encore quelque chose à voir avec la vie”, écrit-il. Et, avec une pointe d’humour, il constate qu’il ne pourrait plus “s’insurger” s’il rentrait à Budapest parce que même ses ennemis sont morts. “Les poubelles institutionnelles que sont, selon lui, l’hôpital et la maison de retraite lui donnent la nausée, c’est pourquoi il suivra la voie de Montherlant, dont il avait salué la décision : “Il a eu raison. Comme Hemingway et pas mal d’autres.” La dernière note de son Journal s’inscrit dans le registre militaire, à l’instar de son geste ultime, le suicide par balle. (page 496, postface Les années d’exil 1968-1989).