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Articles sur Montherlant (hors presse)

116. Le Passage, par Jean Bloud ou Souvenirs sur le jeune Henry de Montherlant
        (Introduction et notes de Christian Lançon)

Introduction

À l’automne 1907, la famille de Montherlant (ses parents, sa grand-mère maternelle, comtesse de Riancey, son oncle Henry de Riancey et son grand-oncle Pierre de Courcy) s’est installée dans une villa de Neuilly-sur-Seine, à l’entrée du passage Saint-Ferdinand, proche le Bois de Boulogne. Montherlant y vivra jusqu’au début de 1925.

Edmond Bloud, cofondateur avec le futur ministre Francisque Gay des éditions Bloud & Gay, habitait le pavillon vis-à-vis celui des Montherlant. Élu conseiller municipal de Neuilly en 1912, il en sera le maire de 1927 à 1947, et siégera à la Chambre des députés de 1928 à 1936. Son fils Jean Bloud (1902-1989) fut, comme Montherlant, élève du collège Sainte-Croix. L’article que nous reproduisons est paru dans un des bulletins de cette école.

Christian Lançon



Le passage Saint-Ferdinand
photographié quelques jours avant la destruction du pavillon de Neuilly (1973).
Le pavillon situé au premier plan à gauche est celui qu’habita Montherlant.



LE PASSAGE

par Jean Bloud

Extrait du Bulletin de l’école Sainte-Croix : A la demande du délégué de la promotion 1919, notre camarade Jean BLOUD a bien voulu évoquer quelques souvenirs d'enfance ou de jeunesse, dans le cadre du passage Saint-Ferdinand, à Neuilly, qui mérite doublement d'échapper à l'oubli, d'abord parce que s'y est déroulé, au début du siècle, la vie de nombreuses familles étroitement unies à Sainte-Croix ; et ensuite parce que cette manière de hameau, blotti entre les abords du Bois de Boulogne et l'avenue de Neuilly (maintenant avenue Charles de Gaulle) fut alors le berceau d'une remarquable activité intellectuelle.

Texte de Jean Bloud

De cette vie quotidienne du Passage, le Bulletin de ce collège a déjà mentionné un épisode qui mettait en cause, d'une part, mon père Edmond Bloud, et d'autre part, notre voisin le jeune Henry de Montherlant. Alors que mon père prenait le volant de son auto, le petit facétieux se plaçait avec majesté devant le capot et imposait au conducteur la cadence de son pas solennel, jusqu'au débouché sur l'avenue de Neuilly.

En effet, mon père dont la profession d'éditeur semblait faire un sédentaire, était un pionnier de l'automobile. Autant que je m'en souvienne, il a acquis successivement une bonne douzaine de voitures, dont une "motobloc" (qui pouvait atteindre la vitesse vertigineuse de 60 km à l'heure) et une petite Renault (à deux cylindres, du type des “taxis de la Marne”) qu'il m'arriva de prétendre conduire sans avoir pris auparavant la moindre leçon, à travers le Bois de Boulogne, près de mes biches familières et que, par miracle, je ramenai sans dommage jusqu'au garage.

En revanche, le comte de Montherlant et son fils Henry étaient, par excellence, des hommes de cheval qui parcouraient à vive allure, les allées équestres du Bois de Boulogne et de Neuilly, et je crois bien que même une fois, Henry pénétra dans le hall de Sainte-Croix, sans descendre de sa monture, et s'en vint, selon l'usage, saluer de sa cravache, l'Abbé Petit de Julleville[1]. Cependant ces cavaliers accomplis finirent par se convertir à la nouvelle locomotion et l'image me revient de leur première voiture, une Delage de couleur jaune, vraiment magnifique.

Chaque matin, me rendant au collège, je croisais deux proches parents d'Henry, son oncle de Montherlant appelé par ses obligations professionnelles, et son oncle de Riancey[2] qui, armé d'une canne et d'une barbe vénérable, allait quérir son Echo de Paris quotidien, probablement les deux personnages dont les traits se retrouvent dans le roman Les célibataires (1934).

A l'époque à laquelle je me reporte, personne n'était encore en mesure de prévoir le grand destin littéraire du jeune de Montherlant, mais des écrivains confirmés fréquentaient régulièrement notre maison.

En tête se plaçait le pénétrant historien du "sentiment religieux" en France, l'Abbé Brémond qui, sans appartenir exactement au Passage, habitait tout juste à son extrémité, rue Pierret, et qui pratiquement descendait chez nous presque chaque soir. Parfois, il lui arriva de se pencher sur mes exercices de latiniste débutant. Et quelque vingt ans plus tard, Brémond devait me manifester encore son attachement, lors d'une visite que nous lui fîmes, ma femme et moi, dans son appartement d'alors, rue du Cloître Notre-Dame, à Paris.

Il nous donna entre autres deux livres (exemplaires numérotés, sur papier précieux) en les dédicaçant à ma femme. Sur Pour le Romantisme il lui donnait ce témoignage : “Sur les tours de Notre-Dame de l'affectueux respect d'un quasi grand oncle”. La Poésie Pure lui valut cette dédicace : “Cannen pertinet ad sanctos”.

Cependant, au cours des années 1910, le plus souvent, l'Abbé venait prendre mon père pour aller, avec lui, chez Barrès, au 100 boulevard Maillot (devenu précisément boulevard Maurice Barrès). Dans un article de Neuilly-Journal intitulé “Edmond Bloud, le méconnu” (1948) l'historien de Neuilly, P. Coulomb a décrit ces rencontres régulières : “Chaque soir, après dîner, trois hommes se promenaient, en devisant, sur la lisière du Bois… Entre eux, le pas était égal, égale l'élévation de leurs propos”.

Parmi les autres familiers de notre demeure, il y avait le recteur de l'Institut Catholique, Mgr Baudrillart (avec lequel mon père devait fonder en février 1915, le “Comité des Amitiés françaises”) et je me rappelle encore un certain déjeuner animé par une vive controverse entre les deux ecclésiastiques. C'était vers 1911 et les problèmes les plus brûlants ne manquaient pas : crise de modernisme, condamnation du Sillon, “coup” d'Agadir et menace de conflit européen… Le ton de la conversation allait crescendo et des tourbillons surgissaient, tantôt à droite, tantôt à gauche : Charybde et Scylla… Mon père, tenant la barre bien en main, se tournait, de temps à autre, vers la haute stature de Barrès dominant l'horizon, la tête altière, avec sa mèche inexorable rayait son front impavide. Il avait fait la connaissance de Brémond sur l'Acropole et il n'en descendait pas. Il n'avait pas choqué Baudrillart par l'inspiration de sa Colline. Alors, pour lui, tout se passait comme si les propos échangés ne relevaient que de l'amitié la plus chaleureuse.

QUIETA NON MOVERE…

 
 

Henry de Montherlant en route vers l’école

Au lendemain de la guerre, Henry de Montherlant, seul survivant parmi les élèves de Philo-Math de Sainte-Croix, qui avaient été jetés dans la bataille, écrit son premier essai La Relève du Matin, dont notre collège constitue le cadre. Après avoir essuyé le refus de presque tous les éditeurs de Paris (onze), il fit paraître son livre à la Société littéraire de France, à compte d'auteur, moyennant 3 500 francs pour 750 exemplaires et vint en remettre un à mon père, avec une dédicace amicalement respectueuse.

L'auteur avait alors 25 ans. Bientôt mon père, encouragé sans doute par l'Abbé Brémond, accepta de rééditer l'ouvrage, à ses frais. Depuis lors, La Relève a fait l'objet de 17 rééditions chez l3 éditeurs différents. Aucun des livres de Montherlant n'a connu une telle diffusion.

Je dois à la vérité d'ajouter que le Passage n'était pas seulement, avec la présence de mon père, le lieu privilégié de rencontre entre quelques hommes de pensée. C'était aussi une communauté fraternelle entre enfants et adolescents car, dans les pavillons, les familles étaient nombreuses : six enfants chez Monsieur Leroy (et plus tard, à leur place, tout autant chez Jacques Sarrot, promo 17), quatre chez mes parents, deux chez le Docteur Ducot… Tout ce petit monde travaillait (la plupart des garçons étant à Sainte-croix) et s'amusait ferme. Pour faciliter les visites, Monsieur Leroy fit percer un mur entre son jardin et celui de notre camarade François André (promo 1919).

Notre cercle s'élargissait en faveur de camarades habitant à quelque distance, comme Jules Pottier (Promo 19) et Marc Vinet, devenu en 1952 Président de l'Association des Anciens. Et tout cela s'est parfois terminé par des mariages, ceux par exemple des jumelles de la famille Leroy : Geneviève et Bernadette épousant, la première Marc Vinet (1919), la seconde Charles Ansart (1923).

Aujourd'hui, l'oasis du Passage est en voie de dégradation. Le grondement de la circulation, sur l'avenue Charles de Gaulle, ne l'épargne, ni de jour, ni de nuit, et déjà, à la place du pavillon des Montherlant, se dresse un immeuble moderne de six étages[3]. Toutefois, je garde en mémoire une image de sérénité : un frêle garçonnet conduisant sa mère aveugle jusqu'à l'église St. Jean-Baptiste, de l'autre côté de l'avenue de Neuilly. C'était le futur R.P. Carré, O.P. (1926) qui devait, par la suite, prêcher comme Lacordaire, le Carême à Notre-Dame de Paris et qui vient de recueillir, à l'Académie Française, la succession du Cardinal Jean Daniélou (1922).

Je conserve aussi l'impression profonde de silence quasi saharien qui accompagnait mes veillées studieuses, au long des années 1919-1921, un silence qui n'était ponctué que, de loin en loin, par le bruit sourd des convois de maraîchers montant vers les Halles ou encore par le cri des “guetteurs du Jardin d'Acclimatation”, je veux dire par les paons lançant vers le ciel leur appel sans réponse et, dans ce silence, je revois, en face de ma chambre, de l'autre côté du Passage, la comtesse de Riancey, grand-mère d'Henry de Montherlant, poursuivant sa veillée de prières…

Isaïe l'a dit :
“Sur tes remparts, Jérusalem,
Je poste des gardes.
Ni le jour, ni la nuit,
Jamais ils ne doivent se taire.”

Jean BLOUD


Dans le même Bulletin de Sainte-Croix, à la suite de l’article de Jean Bloud, figure cette précision :

  • Le n°3 du Passage était cette petite porte qui montait aux deux pièces (ancien logement de palefreniers) situées au dessus des garages (anciennes remises et écuries) entre le 5 et l’ancienne maison des Montherlant.
  • Le Vicomte de Laage de Meux succédera aux Montherlant et réalisa une opération immobilière à la fin des années 70, ce qui mit fin à cette belle et discrète demeure que nous avons connue, cachée derrière ses grands marronniers.

Notes

[1] Dans Montherlant, homme de la Renaissance (Plon, 1925), J.- N. Faure-Biguet relate la même scène, à ceci près que le futur écrivain avait laissé son cheval à la porte de Sainte-Croix. L’épisode est repris dans Les Garçons : “L’automne de 1915, on ne sait pourquoi, Alban eut une inspiration diabolique. Un matin, venant de chevaucher au Bois, botté, éperonné, la cravache à la main, dont il frappait ses bottes, la cravate de chasse épinglée d’une dent de cerf, et répandant par tous ses pores la sueur noblissime, et l’effluve puissantissime propre aux fiers destriers, il se présenta à la conciergerie du Parc et demanda à être reçu par le supérieur. (Montherlant, Les Garçons, Gallimard, 1969).
[2] Il s’agissait en fait de son oncle Henry de Riancey et de son grand-oncle Pierre de Courcy, qui inspirèrent à Montherlant les personnages des Célibataires Léon de Coantré et Elie de Coëtquidan. À noter que Jean Bloud s’est laissé abuser : bien que de mise moins négligée que son oncle, Henry de Riancey n’avait pas plus d’”obligations professionnelles” que lui. Comme les héros du roman qui les a immortalisés, ils étaient tous deux de parfaits parasites.
[3] Baptisé la Résidence Montherlant.