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Articles sur Montherlant (hors presse)

85. Le mauvais lecteur et le mauvais critique, par Amos Oz

 
 

Henry de Montherlant.

“Aussitôt que je serai mort,
deux vautours, la Calomnie et la Haine, couvriront mon cadavre
pour qu’il leur appartienne bien à eux seuls, et le déchiquetteront”
(Montherlant, Carnets 1972, Gallimard).

“Œdipe aux yeux brouillés et à la bouche pleine de terre,
la terre des mots que je n’ai pas voulu prononcer,
je descends à tâtons vers l’abîme les dernières marches d’airain qu’on ne remonte pas”.

(Montherlant, Préface de 1968, Le Treizième César, Gallimard 1970.)

Nous insérons sur le site Montherlant un extrait du roman de l’écrivain israélien Amos Oz né à Jérusalem en 1939, Une histoire d’amour et de ténèbres, écrit en hébreu en 2002 et publié en 2004 pour la traduction française chez Gallimard. On y trouvera les reproches adressés à tous les critiques et lecteurs vipérins, voyeurs, amateurs de ragots, qui se sont délectés, voire acharnés, durant des dizaines d’années à démolir Montherlant à partir des caricatures dressées par les ennemis jaloux et hypocrites, en ignorant souvent sans la connaître, l’œuvre magnifique, vitale, totale, comique, solaire puis tragique d’un des plus grands écrivains du XXème siècle injustement traité après sa mort.

Extrait du texte d’Amos Oz

 
 

Amos Oz.

Le mauvais lecteur veut tout savoir, immédiatement, “ce qui s’est réellement passé”. Ce qui se cache derrière l’histoire, de quoi il s’agit, qui est contre qui, qui a baisé qui. “Professeur Nabokov”, avait questionné un jour une journaliste, en direct, à la télévision, “are you really so hooked on little girls  ?”

A moi aussi, des journalistes enthousiastes me demandent “au nom du droit de savoir du public”, si ma femme m’a servi de modèle pour le personnage de Hannah dans Mon Michael, ou si ma cuisine est aussi sale que celle de Fima dans La Troisième sphère. Ou encore : “Pourriez-vous nous révéler qui est exactement la jeune fille dans Seule la mer  ?”, ou bien : “Votre fils aurait-il lui aussi disparu en Extrême-Orient par hasard  ?” (…)

Pourquoi ces journalistes essoufflés en ont-ils après Nabokov et moi  ? Et que cherchent donc le mauvais lecteur – le paresseux – le lecteur sociologique et le lecteur médisant et voyeur  ?

Dans le pire des cas, munis d’une paire de menottes en plastique, ils viennent chercher mon message, mort ou vif. “La substantifique mœlle”. “Ce que voulait dire le poète”. Aurais-je l’obligeance de leur communiquer quelque chose de plus concret qu’un roman, quelque chose qui ait les deux pieds sur terre, quelque chose de palpable, comme “l’occupation des territoires est corruptrice”, “le mécanisme du fossé social est en mouvement”  ? (…) En bref : ficelées dans des sacs en plastique mortuaires, je devais leur livrer les vaches sacrées que j’avais immolées pour eux dans mon dernier livre. Merci.

Parfois, ils seraient prêts à renoncer aux idées et aux vaches sacrées, et se contenteraient de “ce qui se cache derrière l’histoire”. Ce sont des ragots qu’ils veulent. Du voyeurisme. Que je leur avoue ce qui m’est vraiment arrivé dans ma vie et non ce que j’ai écrit à posteriori dans mes livres. Que je leur dévoile enfin, sans fioritures et sans verbiage, qui l’a réellement fait avec qui, comment et combien de fois. Et ils s’estimeront satisfaits. Donnez-leur Shakespeare in love, Thomas Mann brisant le silence, Dalia Ravikovitch à voix nue, les confessions de Saramago, les amours de Léa Goldberg.

Le mauvais lecteur exige que je lui épluche mon livre. Il me somme de jeter les raisins à la poubelle et de lui offrir les pépins.

Le mauvais lecteur est un amant psychopathe qui déchire les vêtements de la femme qu’il a attirée dans ses filets ; une fois qu’elle est toute nue, il lui arrache la peau, écarte impatiemment sa chair, disloque son squelette et ce n’est que lorsqu’il se met à ronger les os de ses dents jaunes qu’il est enfin comblé : voilà. Je suis finalement dedans. J’y suis.

Où est-il exactement  ? Retour au schéma éculé, banal, aux stéréotypes que le mauvais lecteur connaît par cœur, comme tout le monde, et où il est dans son élément : les personnages du roman sont évidemment l’auteur lui-même, ou ses voisins, qui ne sont pas de petits saints et sont aussi corrompus que nous. Une fois l’épluchage terminé, il s’avère “que nous sommes tous pareils”. Voilà ce que le mauvais lecteur cherche avidement (et trouve) dans chaque livre.

Qui plus est, le mauvais lecteur, comme le journaliste hors d’haleine, manifestent une méfiance hostile, une rancune vertueuse et puritaine, envers la création, l’inventivité, la ruse et l’exagération, les jeux de séduction, l’ambiguïté, la musique, l’inspiration, l’imagination elle-même : il consentira peut-être à s’aventurer dans une création littéraire complexe à condition qu’on lui promette la satisfaction subversive de l’abattage des vaches sacrées, ou le plaisir acide et hypocrite dont sont friands les consommateurs de scandales et de “révélations”, qui font les choux gras des tabloïds.

Le mauvais lecteur trouve son plaisir dans ce que le grand Dostoïevski lui-même était vaguement suspect d’avoir eu un certain penchant pour le vol et l’assassinat des vieilles dames, que William Faulkner était probablement coupable d’inceste, que Nabokov forniquait avec des mineures, que Kafka était certainement recherché par la police (il n’y a pas de fumée sans feu), et que A.B. Yehoshua incendiait les forêts du Fonds national juif (il y a la fumée et le feu), sans parler de ce que Sophocle a fait à son père et à sa mère, sinon comment aurait-il pu décrire la chose avec autant de réalisme, plus vrai que nature  ?

(Extrait de Une Histoire d’amour et de ténèbres, par Amos Oz, Folio, Nrf, pages 57 à 60)