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Articles sur Montherlant (hors presse)

53. Christian Dedet : Les peurs essentielles d’Henry de Montherlant

 
 

Christian Dedet.

Né le 12 septembre 1936 en Languedoc, Christian Dedet est médecin de formation ethnologue, écrivain et a collaboré, pour la critique littéraire, à Arts, à Combat, au Quotidien de Paris, au Figaro et, pendant dix ans, au comité de la revue Esprit. Auteur d’une vingtaine de romans, récits ou essais (dont Le Plus Grand des taureaux, La Fuite en Espagne et Passion tauromachique), il a obtenu le Prix des Libraires en 1985 pour La Mémoire du Fleuve (Phébus, Le Livre de Poche, France-Loisirs, Succès du Livre, Libretto), titre devenu, au fil des décennies, un livre culte pour les amoureux de l’Afrique.

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Un poète a voulu que l’âme antique fût nue. Nue… Encore eût-il fallu préciser sous quelle carapace  ! Si nous nous référons à l’ethnologie et, de façon plus générale, à ce qu’on appelle aujourd’hui les sciences humaines, on imagine cette âme singulièrement bardée.

De la même manière, un écrivain comme Henry de Montherlant, dont l’œuvre s’inspire si souvent et profondément de l’antique, a pu longtemps dissimuler ses schémas archaïques dans une zone d’ombre. Une zone que, respect sacré chez ses admirateurs, ou parti-pris d’indifférence chez ses contempteurs, la critique contemporaine a généralement négligée.

Le but de cette étude sera donc, on le comprend déjà, de revenir à notre vieux et toujours vénéré maître sans irrespect systématique mais avec un œil plus perçant que nous ne l’avions à vingt ans.


Ce qui apparaît mieux à ce jour, dans la perspective du demi-siècle, conjointement à la force et à l’ampleur du génie montherlantien, c’est combien cet homme qui s’affirma dès les années 1920-1930 se situait d’emblée hors des courants qui bouleversaient l’époque. Entendons-nous : il ne s’agit pas de regretter un mépris de bon aloi pour le système des modes, ni de prétendre que cet écrivain de toujours n’ait su voir, sinon dénoncer, les contradictions de l’ordre. Montherlant fut et demeure un bon maître d’irrévérence. Il est cependant assez étrange qu’un créateur de cette envergure ait fonctionné au moment où Proust, Joyce, Musil et Céline rompaient avec les concepts binaires, voire même, plus près de lui, quand retentissaient les délires du théâtre claudélien.

Certes nul n’est tenu de remettre en question les fondements du langage et de l’homme ; suffisamment d’amateurs s’y essaient tous les matins. Nous avons connu, dans les années 60, tant de Trissotins qui “ éclataient ” le langage  ! Que la tradition classique nous ait donné ce prosateur impeccable : voilà ce dont nous devrions toujours nous réjouir. Il arrive un moment, cependant, où les apologies laissent un peu sur la faim et où l’irrévérence que Montherlant lui-même nous enseignait trouve ses justifications… Ainsi, par exemple, ce que disait Roger Secrétain, dès 1966 dans sa préface aux “ Romans ” de l’édition Pléiade : “ Il est passé à côté des officines du surréalisme, des cliniques de la psychanalyse, des caveaux de l’existentialisme ” Autant de constats qui ne nous questionneraient guère s’ils n’amenaient en corollaire : “  il existe et ne doute pas de son existence ”  ! Absence de doute renforcée par la mise en place des masques proconsulaires  ?

En nous démarquant, bien sûr, des enquêtes policières et nauséabondes qui, de Roger Peyrefitte à Pierre Sipriot, furent, il n’y a pas si longtemps, des caricatures d’élucidation, il devrait être permis de soulever quelques uns de ces masques que le jeune, puis moins jeune maître affectionnait tant. Et tout d’abord deux remarques…


Absence de doute. Et si cela avait ressemblé, tout simplement, à de la méthode Coué  ? Après tout, Montherlant qui cultivait l’humour comme pas un, qui maniait avec une si grande virtuosité le récit drolatique1, n’ignorait ni ses ténèbres ni bon nombre de ses peurs. Pétoches – pourrait-on même dire – plus psychiques que physiques, bien évidemment.  Ainsi, en premier lieu, de sa frilosité devant la “ nouveauté ” qu’il serait aisé de décrypter dans un passage-clé du Songe, la faiblesse se donnant mieux à voir dans un roman de jeunesse.

Au chapitre “ Dans la musique ”, Alban (non porte-parole, mais truchement de l’auteur) nous donne à imaginer, à travers un orchestre venu jouer “ du moderne ” aux Armées, à quoi tiennent les forces de la destruction. Moins à  la logique percutante et immédiate de l’obus de Shrapnel qu’à ce que “ sape ” la dodécaphonie  ! “ Au milieu des hommes, des officiers, la Révolte se dressa et cria. Le brisement des lois, le débordement des instincts, la libération de la pensée et de la vie, l’espoir de l’ère meilleure furent dressés et crièrent en face de ceux qui demain allaient mourir pour l’ordre établi. ” Instant tragique, celui de cet appel pervertisseur et caché, dont nul n’aurait pu dire qui l’entendait ou qui ne l’entendait pas. Et très probablement un quart, ou un cinquième de la personnalité d’Alban de Bricoule (Montherlant  ?) l’a perçu. Mais le colonel n’est pas horrifié, comme l’eût été Sylla ou comme le sont les quatre autres cinquièmes du jeune poilu Alban. Inconscient colonel  ! “ Au premier rang il écoute, vieux noble d’antique race… amusé et placide ”, et Alban voudrait aller à lui, le secouer, l’éveiller à la menace impalpable : “ Tu ne vois donc pas qu’on te trahit, qu’on te gifle, que cette musique te sape, sape tout ce qui fait ton autorité et ta nécessité  ? Ah  ! Malheureux aveugle, et qui fait figure de complice  ! ”

La tourbe féminine ne s’y est pas trompée, elle. “ Vous applaudissez  ? dit Alban à la jeune fille avec une sorte de stupeur, comme si publiquement elle avait approuvé quelque chose d’impur ”. Mais à ces pulsions du bas, au vertige de nouveauté, à l’instinctuel il sera vite répondu. Le colonel s’est dressé (et même si c’est pure coïncidence), “ il disait qu’on allait finir par le chant du Régiment. Sa voix était celle d’un homme. Chacun en reçut le bienfait. ” Et comme l’indique le jeune romancier : toutes les âmes aussi se lèvent. Dieu se lève. La multitude céleste se lève. Ce jour-là, tout est bien qui finit bien.

Glissons, au passage, sur la quasi-indifférence, parfois avouée, de Montherlant pour la musique. Il n’était certes pas de ceux qui confondent l’air de “ Viens poupoule ” avec le prologue du Crépuscule des dieux, ni le galoubet du petit Arabe avec L’Enchantement du Vendredi saint, mais la sculpture à elle seule monopolisait son capital d’émotion.


Pour revenir au sujet, une autre attitude de Montherlant pourrait être relevée sans la crainte, comme de son vivant, de peiner l’homme trop ostensiblement.

Ce n’est pas le fait que notre auteur ait récusé la psychanalyse (il ne fut pas le seul, dans l’Entre-deux-guerres) mais la précipitation même de l’homme mûr à le faire. Rappelons-nous cent allusions ou dénégations témoignant d’un esprit soudain plus proche de Sacha Guitry que de Suétone. Et les “ réponses-à-tout ” du Costals des Jeunes Filles (qui n’est pas plus Montherlant que ne l’était Alban… mais tout de même  !) Suspecterions-nous sa misogynie caractérisée  ? Serions-nous enclins à soupçonner les goûts variés de qui fait preuve d’une telle acrimonie  ? Notre stratagème – fruit de la jalousie ou du dénigrement, parbleu  ! – est d’avance éventé. “ Attitude 174 ” se récrie l’insurprenable Costals. Et ce n’est pas le misogyne acerbe mais l’impudent clinicien qui devrait se trouver disqualifié.

Il existe un totalitarisme de l’esprit auquel la psychanalyse ne fut pas toujours étrangère. Le propos n’est pourtant pas là. Quand certaines idéologies étaient dominantes, Montherlant avait ce curieux manque de sang froid à l’égard de toute approche analytique. Une réfutation abrupte, où l’aristocrate réagissait à l’égal de l’esprit bourgeois. Une plaisanterie soudain très éloignée du subtil humour et de l’autodérision dont Montherlant a pu donner par ailleurs d’innombrables exemples. Pourquoi donc, après avoir célébré maintes fois la cohérence d’une œuvre désormais promue à la postérité des classiques, n’essayerions-nous pas de reconstituer sous le bronze des mots, à la trace des mots, à travers obsessions et répétitions, ce qui ressemblait, en fin de compte, à des peurs essentielles  ?

L’œuvre entier de Montherlant pour ce faire… un hiver n’y suffirait pas. Au reste mieux vaut procéder par coupes, par échantillonnages dans une telle approche. En choisissant quelques livres et, puisque nous avons commencé par ouvrir Le Songe, celui-ci plus particulièrement. Mais il ne s’agit pas de nous livrer à un travail technique. Tout au plus, en restant sur le plan littéraire, effectuer une lecture assez inhabituelle pour dévoiler quelques structures symboliques.


Comme s’il voulait devancer là aussi la critique, Montherlant a dit plus tard de l’intrigue amoureuse du Songe  : “ Les héros de cette intrigue ont, ne l’oublions pas, l’un et l’autre une vingtaine d’années ”. Ce livre a été écrit avec l’intransigeance de la jeunesse, bien sûr ; il ne préjuge pas entièrement de jugements ou d’attitudes personnelles qui seront successivement celles de l’auteur par la suite. Qui plus est, le contexte Guerre est celui de l’adolescence élevée vers les choses graves. Mais si Alban est responsable de son discours, en va-t-il de même de ce qui parle à travers lui, a fortiori de qui parle à travers lui  ?

Nous nous attachons ici moins à un voulu qu’à un surgi : à ce qui, pour être hasardeux, n’est pas le seul fruit du hasard. Ce qui va être relevé, au reste, pourrait l’être dans d’autres œuvres bien ultérieures, avec le support de personnages différents.

Merveilleux roman que Le Songe  ! Le relisant crayon à la main, je suis frappé de ce qu’il faut bien appeler sa grandeur. Luxuriant, parfois légèrement ampoulé, barrésien : ce sont sûrement les concessions à ces fameux vingt ans. Peu importe. Cette œuvre se décline très vite sur deux volets parfaitement ajustés : l’histoire d’une guerre et celle d’un amour ébauché, idéalisé, avili et dès lors refusé.

Histoire d’une guerre…

Le livre fut écrit à chaud, en ces années d’après conflit où palpitait encore le sentiment patriotique. Plus tard, du vivant de Montherlant – en va-t-il si différemment aujourd’hui, si l’on excepte l’anecdotique  ?- il s’est établi, il faut bien le dire, une certaine désaffection pour le premier conflit mondial et sa couleur bleu horizon. Quoi qu’il en soit, de façon intemporelle, on ne peut que retenir son souffle  devant la suite Argo, Noctium phantasmata, Mon compagnon, Que de souffrance, Après, Tout vient des êtres… Un ensemble de sauvagerie et de tendresse, une hallucinante perception du fait guerrier qui suffirait à situer le “ reportage ” aux côtés de La Sainte Face d’Elie Faure et du Jünger de Wäldchen 125.

A-t-on vraiment souligné l’excellence de Montherlant dans l’esthétique spécifique de ces années-là  ?  Je crois que Le Songe finira par apparaître comme un équivalent en littérature de ce que sont l’art et les formes de Brancusi, la force contenue d’un Gromaire. Parfaite stylisation de l’airain, de la dorure, du rougeoiement. N’en doutons pas, chez cet écrivain de vingt-six ans aux souvenirs dantesques, le style néo-classique a trouvé un parfait achèvement.

Mais parlons plutôt d’amour ; du sentiment amoureux et des peurs qu’il ne va pas tarder à engendrer.


Ce sentiment est, lui aussi, scindé en deux registres. Un amour subalterne, essentiellement féminin, au sens le plus utérin et poisseux. Amour à faire, et non à vivre, où l’on verrait l’outrance adolescente si ne s’y décelait en filigrane l’avatar des pères de l’Eglise et la distinction quasi obligée du profane et du sacré. Le profane vient du bas. Il a relent de musc et plus encore de remugle. Qu’on se rapporte au passage où, remontant au front, Alban conserve l’odeur intime d’une certaine Douce au bout des doigts. La chose est suggérée non sans polysémie de vénerie. On nous indique que  la fille qui a nom Douce ” a fonction de “ régulatrice physiologique ”, qu’elle est “ inutile en dehors de l’amour et qu’il (Alban) l’écarte alors avec une douceur ferme ”. Les Douces ne pensent pas. Allons plus loin : existent-elles vraiment  ? Douce, dans Le Songe, fait penser à une figure de rhétorique, une indispensable concession au contexte socio-culturel du temps. A vouloir parler d’amour (et des sourdes terreurs qu’il inspire), nous sommes renvoyés à la seule Dominique.

Dominique, même si femme, est du même monde qu’Alban. Disons plutôt de même essence car, en ce qui concerne les intentions ouvertes, le social ici n’est que périphérique. Elle pourrait être capable de donner un amour idéal dans la mesure où celui-ci, en une âme et un corps différents, s’apparenterait à l’amitié virile, à sa tendresse et à son innocence valeureuse. “ Droite se tenait la fille qui regardait, indemne de tout sourire ”. Pour soutenir ce regard, celui d’Alban se charge d’admiration, de respect – de camaraderie  ! Tout ce qu’il faut pour raviver la parole de Platon : “ Un amant est un ami en qui l’on sent quelque chose de divin ”.

Dominique sera donc l’amie en qui Alban devrait sentir quelque chose de divin. Et comme il est un jeune guerrier, il la qualifiera de “ sœur des victoires ”. Il n’y a pas assez de qualificatifs, dans un premier temps, pour l’accréditer de la sorte. “ Forte ”. “ Epaules droites ”. “ Casque de chevelure ”. “ Mains héroïques ”. “ Dur visage se crispant jusqu’à une laideur splendide ”. “  Dure âme chaste ”. “ Merveille corporelle ”. “ Pureté ”. “ Parthénon ”. “ Temple de la Jeune Fille ”. “ Force de l’homme enracinée à mi-jambe dans la terre, elle qui soutient le ciel sur ses épaules ”. “ Style dorique ”. Bref, de même que les Athéniens avaient voulu que le gardien de la cité fût une femme, Alban ne manque jamais de signaler que Dominique “ participait aussi à l’ordre mâle. ”

Admiration, à coup sûr. Mais le désir dans tout ça  ? On pourrait penser que la “ camaraderie émerveillée  rencontrée avec Dominique ne se distingue guère des autres formes de camaraderie (une chose bien différente de l’amitié, est-il stipulé) qui sont du génie d’Alban. Il l’a certes désirée un jour, à la palestre, remuant le genou dans le 1.000 mètres. Il l’a désirée “ chaude et éperdue d’effort ”. Mais à son point parfait, ce sentiment s’excluait. Plus exactement, l’admiration d’Alban “ excluait le désir, que le désir eût dénaturé et déprécié ”. Dénaturé… étrange  ! Où sera donc la nature, et où la vie  ? Dans le marbre  ? Si Dominique n’est pas l’amante, “ quel mystère dans cette façon dont vous me satisfaites totalement  ! comme on fait autour d’une statue qui est également belle sur toutes ses faces, je puis tourner autour de vous toujours à la même hauteur de joie ”.  Dès lors qu’une notion d’estime existe, on pourrait se demander si l’érotique du Songe ne consisterait pas à  tourner autour de la statue.

Ainsi appelées, les valeurs positives (disons anoblissantes, pour ne pas sacrifier aux jargons) de Dominique devraient se confondre de plus en plus avec la référence mâle. Choix de la série mâle, exacerbé par l’absence de l’amie “ là-haut ”, au pays de la Guerre. Dans une nouvelle rafale de qualifications sportives ou pré-guerrières, l’amante-non amante va se trouver exaltée à distance. “ Pain de beauté ”. “ Figure de proue de tout le peloton ”. “ Véritable sexe féminin tel qu’il exista à l’origine ” (quelle origine  ? ai-je toujours la faiblesse de demander aux référents de mythes), rapidement porté à son plus haut point de perfection : muscle à muscle techniquement nommé : le grand droit, le pectoral, le fascia-lata, le deltoïde ; musculature spiritualisée qui introduirait la camaraderie dominicaine aux portes de la guerre et l’en rendrait tout à fait digne si…


Si, précisément, la guerre n’était affaire d’hommes et ne réduisait à rien l’androgyne trop juvénilement rêvé. Mlle Dominique Soubrier est allée au “ Temple ”. A ses risques. Elle va y rencontrer son plus grand péril. Oublié le noyau dur, reste la dialectique du mou. Infirmière bénévole, la voilà amenée progressivement à ce qu’Alban – et Dieu narrateur avec lui – jugent son irréductible part de féminité. Un ensemble de contradictions, velléités, compromissions, acceptations, détournements du sens… ce goût de plier, de dominer en pliant, d’assurer de la sorte  le triomphe du médiocre. Dès lors destinée “ au premier venu ”. Nous devrions très vite en convenir : Mlle Soubrier n’est plus ce qu’elle était. Mais qui était-elle, au fait  ?

Si nous avions regardé de plus près à son état-civil, nous l’eussions sue menacée. Ce prénom de Dominique, si ambivalent : masculin par ce qui indiquait le haut, féminin, maintenant, par ce qui la rive au sol. Le mouvement de bascule était prévisible. Quant au patronyme : Soubrier, ne présupposait-il pas infériorité (préfixe sou-), onomastique dévalorisante (Soubrier-soubrette)  ? La sportive déchue par le sentiment ne se trouvait-elle pas destinée à rejoindre l’univers des Douce  ?

Il semblerait qu’il ait suffi d’un contact physique pour engager le processus. Le clivage pourrait s’être produit au moment où, marchant à ses côtés, Dominique a glissé la main sous la veste d’Alban, sur sa hanche. Et “ tandis qu’elle l’aimait davantage, elle avait l’impression de trahir. ”

Rien de tel, au contraire, en ce qui concerne la relation privilégiée d’Alban et de Prinet. Entre camarades de combat, la nudité ne compromet aucunement candeur et affection. “ Mon bon Prinet, comme tu es sale. ” Ce n’est pas cette boue de la tranchée qui salit. Là, inutile de se garder des affects ; ils ne sont pas obérés par “ l’infirmité charnelle ” ; l’ordre mâle est indemne des “ mystères pas beaux ”. La sublime suite guerrière que nous avons précédemment désignée (la nef Argo, Noctium phantasmata, Après) vient à point nommé rompre les tentations de la chair. Une longue respiration héroïque avant que nous soyons amenés à reprendre notre avancée dans la vilénie Soubrier sans que cette exécution n’apparaisse d’avance convenue.

C’est qu’en ce qui concerne Dominique, c’en est fini de l’expression du dur, du convexe, du fermé. Ce n’est pas par hasard si les retrouvailles, après l’horreur lustrale du front, vont s’intituler “ Schewing gum ”. Retrouver Dominique, c’est donner dans l’équivoque et l’élastique. Cela va coller. “ Collée à ses traces ”. Amoureuse, “ son visage suait un amour incelable ”. Serait-ce donc cette sanie, ce retour à la poix maternelle (dont Montherlant s’est par ailleurs dit parfois victime), l’amour  ? L’œil du père se serait-il assombri  ? “ Prenez garde, dit-il, des lèvres seules, sans desserrer les dents. Vous avez défailli, on vous excuse. Mais vous n’êtes pas excusable quand vous tentez de jeter le doute sur ce qui a été le meilleur de vous et de nous. ” Le meilleur… L’autre aspect de ce que supposait l’ambivalence Dominique.

Mais parce que l’œil du père ne la menace pas, elle, Soubrier, c’est elle, Soubrier, qui va oser une brève insurrection. L’insurrection de la vie. “ Vous avez construit nos relations sur le principe d’y contredire la nature, et vous avez trouvé là, avouez-le donc, votre unique plaisir… ” Soubrier s’insurge contre “ cette liaison stérile, qui était toujours à déborder l’amitié et que vous martyrisiez pour qu’elle ne devînt pas de l’amour, et qui ne pouvait avancer, qui ne pouvait pas s’améliorer, était bouchée en avant, était quelque chose de sans nom  ! ” Stérile. Bouché. Sans nom : en somme, les vœux implicites nés de l’angoisse de castration.

“ Vous avez été mon frère et mon fils, se récrie Alban,  je ne sais pas vous dire davantage. ” Voilà qui se suffirait, mais faisons bonne mesure : “ J’ai joué sur vous comme sur un garçon… sur un être dont toute la nature, sans même qu’il le veuille, vous soutient quand vous vous efforcez pour son mieux… Sur quoi avez-vous buté, je l’ignore ”.

Quelques enflures, aux confins de la provocation, une accumulation verbale obsessionnelle renseignent assez bien sur ce qui sous-tend la défiance d’Alban et ce que lui dicte le sur-moi. “ Quand je serrais les lèvres en me débattant ”, “ c’était comme s’il voyait la femme le frapper ” et “ un homme qui entend gémir sa porte sous les poussées de l’assassin nocturne n’a pas une angoisse qui soit plus rude que celle-là. ” Etrange confidence, de la part d’un jeune homme que les obus de 75 peuvent déchiqueter mais n’effraient pas autant.

Il ne reste plus, à ce stade, qu’à relever les citations à l’ordre de l’indignité, lancées un peu comme des formules conjuratoires. “ Au dessous, la femme pleurait, vainement ”. “ Tout ce qui pouvait naître d’elle était par avance infirmé ”. Rien d’étonnant si “ son affection (d’Alban) vivait encore, mais les hautes parties de son être se retiraient de la jeune fille, rétractées par une mésestime supérieure ”, d’autant que, suprême piège, diablerie à son acmé, la femme peut être ce qu’on désire parce qu’on la voit “ si laide dans ses pleurs ”. Appel du bas et complaisance en turpitude, envenimant l’œdipe  ? Il est temps de nous souvenir d’une allusion initiale à l’alcôve de “ la fille appelée Douce ” funéraire au matin, quand elle avait le reflet  d’une grande pierre de lune grise et blanche ” (pierre de lune-pierre tombale  ?) ; toute acceptation se trouvant assimilée alors à un vertige d’autodestruction.


A ce point de notre relecture, nous aurions beau scruter les images,  solliciter les transparences, nous ne trouverions aucune trace d’une conception du couple voulant que principe masculin et principe féminin aillent vers une complétude, connaissent une ipséité d’intentions, trouvent une finalité confluente. Ce goût de l’Un qui, lorsqu’il n’est pas explicitement exprimé par la spiritualité chrétienne, se développe néanmoins comme un halo de nostalgie dans l’inconscient de tout individu. Or, cette mystérieuse rencontre de l’homme et de la femme conjuguant leur différence pour créer de la vie, cette nostalgie de l’Eve primordiale ne paraît jamais souhaitée ici. Ou alors amputée par la phobie paulinienne de la chair. “ Dans le vide que laissait l’amour de l’âme en s’effondrant, l’amour du corps trouvait sa place ”.

De fait, il y a une zone aveugle à toute possibilité d’appréhension féminine du monde. “ Lorsqu’il lui avait cru une raison, il l’avait traitée en homme, il avait eu le désir de sa raison. Cela était fini, après avoir été beau. A présent qu’elle  n’était plus que chair, il la traitait en femme, il avait le désir de sa chair, et ce désir, comme l’autre était beau ”. Passons sur cette beauté stylisée. Raison égale homme. Absence de raison égale “ rien que la chair ”, signifie “ femme ”. Ce qui semble retirer viscéralement ce qu’on accordait lyriquement, tout à l’heure, de Sophia.

Voici, néanmoins, le moment où va apparaître, telle une éclaircie dans l’érotique montherlantienne, l’évocation d’une “ haute bestialité ” possible. Une espèce de sortilège qui a pu rendre, dans la suite de l’œuvre, bien des héroïnes plausibles, de la petite infante de Castille aux reines du théâtre, folles ou moins folles. Mieux encore, au delà de cette concession de bestialité sublime, ne serait-il pas temps de reconnaître qu’hormis ses peurs essentielles – dans Le Songe celle de l’amour profane et du sentiment féminin, autrement dit la déchéance dans les bras de Soubrier –, hormis les tragiques pochades des Jeunes Filles, il est arrivé bien souvent à Montherlant, dans la suite du grand œuvre, de rendre justice à la femme  ? Que l’on songe simplement à une héroïne naturelle (au sens de porteuse des lois de la nature) et supérieurement belle, comme Inès de Castro, sans qu’elle soit pour autant un garçon sublimé.

Et toute la parole femme d’Inès sera juste. Comme sera juste le réalisme amoureux de Jeanne la Folle, dans Le Cardinal d’Espagne. Et comme sonnent justes les nombreux témoignages en faveur des femmes que prodiguera, plus tard encore, ce pseudo-misogyne dans ses chroniques et carnets. Ainsi, dans une étude sur ce sujet, Romain Lancrey-Javal pouvait parler récemment d’un Montherlant défenseur des femmes2 et souligner très justement l’approche constamment judiciaire, chez cet auteur, sur ce thème notamment ; manie assez générale de la défense et de l’attaque. En toute objectivité, ne valent-elles pas mieux – Elles -, le plus souvent, que leurs partenaires masculins  ?  Si l’on en croit l’auteur des carnets (Garder tout en composant tout, 1924-1972) : “ L’homme est souvent plus détraqué que la femme (…) Moins résistant à la souffrance physique et morale. (Plus douillet qu’elle dans la salle de pansements, s’évanouissant plus facilement qu’elle quand il a des ennuis, etc.) Mais ce qu’il y a de plus détraqué au monde (et de plus douillet), c’est l’homme adolescent ”.

Justice tardive, mais justice bel et bien – et qui nous renvoie aux détraquements de notre jeune Alban. Lui (et probablement l’auteur du même âge) n’en est pas encore à ces méritoires appréciations. La caricature de la féminité se fait sur l’esprit “ midinette ”, comme on disait alors ; la femme-objet dirions-nous – et nos nouveaux sauvages diraient la “ meuf ”. Elle irait jusqu’à exclure une fascination dans la relation érotique voulant que le goût de l’Un puisse parfois se pervertir en son image renversée, donnant lieu à la pulsion sado-destructrice. A un moment donné, Alban est tenté de se comporter “ comme un coq qui scelle une poule et s’en va ”. Il ne le fera pas. Suprême mépris, il la laissera “ plus avilie que s’il l’avait maintenue et couverte sur le gravier ”. 


D’où une reprise précipitée de l’imagerie fluente, gluante. “ Comme les grands lions sûrs, il avait le goût de lui dévorer le visage… ” Mais, jugeant peut-être sacrilège cette allusion au martyrologe chrétien, on se reprend, on corrige. “ Il avait le goût de la serrer comme un tube de pâte dentifrice ”. Ce qu’il (Alban) ne fait pas davantage. Pour précipiter l’exit  ?

“  Je vais donc m’en aller, dit-elle sans bouger, perdant ces mots qui la perdaient. ” Perdant (bouche, vagin). Perte  !… La connotation Femme se précise. Nous sommes, étrange hasard, au bord de l’Oise, fleuve que descend lentement le bateau ambulance. A l’image de ce bateau chargé de douleurs mâles, les eaux opposent le tournoiement de l’élément liquide. Cela coule, s’écoule. Nous sommes loin de l’endormeuse Meuse du contemporain Péguy et de l’alliance en Jeanne du dur et du tendre, de l’immanent et de l’éternel. Le fleuve Oise coule et Dominique “ sentait au fond de son cœur son amour qui coulait, coulait sans discontinuer, à chaque fois qu’elle le regardait coulant plus fort ”. Dynamique des fluides. Flux qui ne va pas sans rappeler la femme aux menstrues cataclysmiques rencontrée par Jésus lorsqu’il se rend chez Jaïre. Mais quelle voix surnaturelle commandera à quiconque, ici, de s’assumer  ?

Tout de même, on prête à Dominique une vertu, craintivement. “ Sa tendresse montait… ”  : paronomase d’un déluge  ? “ reconstituait le monde, annulait la guerre et la mort ”, ce que le récitant nous laisse libres d’apprécier, peut-être même de mettre en regard d’un autre déluge : celui du fer et du feu en quoi, n’en déplaise au jeune combattant, ont commencé de s’anéantir vingt siècles de civilisation chrétienne.

Indication aussitôt censurée, pourtant, minimisée : “ encore une grande douleur suivie d’un petit gâteau ”.  Décidément, si les femmes ne donnent pas le cancer, Soubrier n’en est pas moins “ le mal de l’été ”  !

A-t-elle seulement sa dignité dans la souffrance  ? A l’inverse des guerriers dont la rencontre avec l’objet contondant est irrévocable, elle sait qu’elle peut remonter du gouffre en frappant le sol du pied (élasticité de la femme  !). Si elle zigzague au milieu de la route, c’est qu’elle n’est aveuglée que par “ les seules fumées de sa douleur ”. Elle se regarde dans sa petite glace : “  Pourtant elle n’avait pas l’air plus grave que de coutume ”. Revenue au château, “  elle alla droit aux cuisines, but cinq quarts de l’eau de réglisse préparée pour les blessés, puis, sans dîner, sans s’informer de son service – d’ailleurs très lâche – elle monta dans sa chambre ” (car la femme profite, avale). Femme… été suri. Un mal sur lequel la victoire ne peut être que celle de l’ordre. Pour l’obtenir, ne suffirait-il pas de se représenter la scène éventuelle, dans une chambre d’hôtel de l’arrière, loin du grand souffle de pureté du front  ? Imaginer le “  vacillement  crapuleux des bougies ” et elle, “ faisant sauter un bouton plus bas. Affreuse à voir, sans un mot, comme un militaire qu’on dégrade ”. Elle, cette “ moiteur ”, cette “ chaleur de mauvaise fièvre ”, ces traits “ délacés ”. Oubliée la sacramentelle nomination d’une musculature ; encore un peu et il faudrait aller “ là-dedans ” ; encore un peu et ils seraient “ collés comme s’il y avait eu le vide dans l’un des deux corps et qu’il aspirât l’autre ”. L’autre… bien entendu Alban, avec, enfin, cet ultime cri : “ cramponné à un rocher au dessus de l’abîme ”  !

Souvenons-nous, en matière d’abîmes, que celui où les Grecs anciens jetaient leurs condamnés, le barathre, a valeur de paradigme, en analyse. Bouche d’ombre. Sexe dentelé. Au-dessus du barathre, une panique telle qu’il n’en a jamais éprouvée au feu pourra seule sauver Alban. Il recule. Il s’enfuit. Et peu importe le justificatif utilitaire de la chose, même si celui-ci ne retient que la part névrotique dans l’érotique chrétienne : “ Qui sait si le mal fait à Dominique n’a pas racheté le mal qui devait être fait à une vie autrement plus utile, plus méritante, plus valeureuse que la sienne : la vie du moindre de nos soldats  ? Qui dit qu’un de nos soldats n’a pas échappé à une blessure, parce qu’Alban a blessé Dominique  ? Claires étaient les voix des morts entendues sur les bords de l’Oise et dans la petite chambre : elles réclamaient un sacrifice ”.

Nous arrivons donc au terme du processus. Toute peur essentielle ne réclame-t-elle pas son sacrifice  ? Meurtre déviant. Meurtre rituel. Et pour que les vents se lèvent, qui remporteront Alban vers “  la plénitude de l’ordre mâle ” il fallait cette clameur triomphale : “ Iphigénie a été égorgée sur l’autel ”  !

On savait bien, dès le début, que ce discours n’était pas de ceux qui proposent de tuer le père. D’autres jeunes poilus essaieront de le faire, en 1916, crosse en l’air, bien vite présentés au peloton d’exécution par des conseils de guerre de badernes séniles. Ce serait une autre histoire. Ou l’élargissement d’une seule et même histoire, par cercles concentriques, qui dépasseraient Alban de Bricoule et, cette fois, concerneraient un autre siècle. Contentons-nous de ce constat : “ Iphigénie est morte ”, oui. Egorgée sur l’autel. Ce qui revient à proclamer Jocaste intacte et permet de focaliser autrement sur le texte dont nous étions parti.


Au terme de cette lecture du Songe, il ne s’agit pas, je le répète, de prétendre que Montherlant ait été entièrement dupe de son personnage. Plutôt d’y rechercher tout ce qu’un auteur, parlant de la relation de l’homme et de la femme, a fortiori de la romance et, plus caricaturalement encore, de ce que pourrait être le “ pipi du mariage ” (Jeunes Filles) est capable d’insuffler – et avec quelle force – au(x)dit(s) personnage(s). “ J’ai fait parler à chacun de mes personnages le langage qui leur convient, mettant en les uns et les autres, également, toute la force dont j’étais capable ”. Cette force qui, qu’on le veuille ou non, de par même ses motivations inconscientes, signifie.

Ah, faites-moi peur, parlez-moi d’amour… En recourant au même type d’approche analytique, nous aurions pu aborder d’autres peurs – et même, pour parler “  poilu 14-18 ”, d’autres trouilles bleues de notre cher et immense Henry de Montherlant.

La nouveauté, toute “ nouveauté ” possible, il en a été d’entrée question, à propos du Songe, et l’on sait mieux encore depuis Le Treizième César, ce qu’est incapable ou trop capable, selon notre auteur, de ramener l’inexorable Roue du Temps. S’il ne s’agissait que de Schönberg ou de Stravinski…

Contrairement à Nietzsche, Montherlant ne fut pas un pessimiste heureux. Dans les mêmes actes cités plus haut, Henri de Meeûs se souvient : “ Sous des dehors très maîtrisés, c’était en réalité un anxieux, un inquiet, qui voyait toujours poindre la catastrophe : avec lui, le pire était toujours certain. Même s’il faut tempérer cette sombre vision de l’homme, car il avait un don extraordinaire pour l’humour, pour la drôlerie des situations ”3. Cette remarque est très exacte.

Je pense qu’il se croyait persécuté – autre peur essentielle que celle des haines invisibles, qui l’a fait mettre tant de lui dans le personnage de Malatesta  ! Il se voulait guetté par mille ennemis sans visages, ce qui n’était pas entièrement faux, mais allait chez lui jusqu’à l’obsession. Fantasme de l’innominé, du chef d’orchestre clandestin, de l’assassin aux aguets. Je me souviens qu’il m’a eu parlé, à la fin des années 60, de la “ liste noire ” sur laquelle il était à tout jamais couché (stupéfait que j’aie pu dire mon admiration de La Rose de Sable sur trois pages de la revue Esprit), et même, une fois, des obstructions que faisait le Pouvoir à la représentation de ses pièces ; lui, un des dramaturges les plus joués, à cette époque, en France et par le monde  !

Bien sûr, Montherlant ni ne redoutait la mort, ni ne la considérait comme un mal, tout au contraire, puisque parfois libératrice et par nature inévitable. Mors Es… Tu n’es que la mort – constat qu’il devait à Sénèque, un de ses maîtres favoris, quoiqu’il ait pu en dire parfois  !4 Mais quelle autre peur essentielle, et qu’il serait si passionnant d’étudier, chez l’auteur du Chaos et la Nuit, et plus encore d’Un Assassin est mon maître, que cette angoisse de l’affaiblissement, de la déchéance, de l’abandon de tous, en fin de vie. Angoisse devant quoi l’ancien héros guerrier et le génie triomphant ne sont  plus que dérisoires souvenirs.

Ce ne serait pas là commettre une profanation. Seulement rompre avec les adulations du premier degré. Je crois pour ma part que nous découvririons sous le pourpoint un autre auteur, des plus attachants. Grand par ses sentences et les fameuses phrases “  frappées comme une médaille ” (sic), mais rendu plus humain et réactualisé par ses doutes.

Le Montherlant de l’Antiquité, certes, et encore par cet aspect-là. Le Montherlant qui n’a jamais oublié Quo Vadis  ? – bréviaire de dévotion et de douce terreur –, ni ce qui le créait dans sa force et ses faiblesses “  du temps que nous portions au cou la bulle d’or ”.

C.D.

Notes

1 On lira à ce sujet une étude de Patrick Brunel, “ Montherlant romancier drolatique ” in Actes de “ Journée Henry de Montherlant du 25 septembre 2007 à Bruxelles ”.
2 Opus cité.
3 Opus cité.
4 Voir à ce sujet le chapitre “ Dominer sa mort ”, in Montherlant et l’Antiquité, de Pierre Duroisin (“ Les Belles Lettres ”, 1987, Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université de Liège)