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Articles sur Montherlant (hors presse)

26. Montherlant vu par Jean d'Ormesson

 

 

 
 
 

Armoiries des marquis
et comtes d'Ormesson.

Dans son dernier livre paru en octobre 2009, Saveur du temps, publié par les éditions Héloïse d’Ormesson, Jean d’Ormesson rassemble des chroniques qui s’étendent de 1948 à 2009." Coups de cœur ou de griffes, panégyriques et traits d’humeur”, ce livre de 333 pages est une sorte de “Morceaux choisis” de Jean d’Ormesson. Et il n’a pas oublié le discours qu’il a prononcé en avril 1975 à l’occasion de l’inauguration de la plaque qui fut posée sur la façade de l’immeuble, le n° 25 Quai Voltaire, où Montherlant avait habité plus de 33 ans.
Ce qui est consolant, c’est de voir que, dans ces “Morceaux choisis”, Jean d’Ormesson (qui n’avait guère défendu Montherlant quand il fut attaqué bassement par Peyrefitte et Sipriot), se souvient de Montherlant comme si suite à un scrupule ou à un remords, il voulait réparer le portrait médiocre qu’il lui avait consacré dans Une autre Histoire de la littérature française,(tome1, 1997, tome 2, 1998)
Le comte Jean Le Fèvre d’Ormesson est né le 16 juin 1925. Elu en 1973 à l’Académie française, il est grand officier de la Légion d’Honneur.
Il est l’auteur d’une trentaine de livres dont les plus connus sont La Gloire de l’Empire (1971) (Grand Prix du roman de l’Académie française) et Au Plaisir de Dieu (1974).
Son influence permit à Marguerite Yourcenar d’être élue à l’Académie française.

Voici sur Montherlant son texte daté de 1975 :

MONTHERLANT, un chevalier pour toujours

Je ne suis pas très sûr des sentiments qu’éprouverait Henry de Montherlant s’il pouvait nous voir ce matin - mais le peut-il…Y a- t-il une autre question que cette interrogation passionnée, inutile et obstinée ? - en train de célébrer sa mémoire par la pose de cette plaque sur la maison où, au soir de l’équinoxe de septembre 1972, il se donnait une mort romaine. “L’allocution et l’allocation sont les deux mamelles de la France” : la formule est de Montherlant dans La Marée du soir. Qu’il me pardonne de célébrer à mon tour sa grande ombre par ce rite mesquin. Et de ces portes éternelles qu’il a franchies il y a trois ans, et derrière lesquellles, écrit-il,”il n’y a rien” - ou derrière lesquelles, qui sait , il y a peut-être un Dieu inconnu et caché, et qui attendait, pour le surprendre, le plus grand poète catholique et païen de notre temps, l’auteur de Port-Royal et du Cardinal d’Espagne -, de ces portes éternelles, qu’il ne murmure pas avec trop de mépris la formidable condamnation du Maître de Santiago : “Roule, torrent de l’inutilité !”

Poussé par ce génie de l’alternance qui n’a jamais cessé de l’habiter, Montherlant aimait pourtant les inscriptions romaines sur les marbres des murs, les inscriptions espagnoles sur le bois des cercueils. C’est un tel hommage que nous lui offrons aujourd’hui, pour notre honneur plus que pour le sien. Entré très vivant dans l’immortalité du souvenir, Henry de Montherlant n’a plus besoin de notre aide. Nous avons besoin de son exemple.

Cet exemple est ambigu. C’est celui de la grandeur, bien entendu. Mais c’est aussi celui du plaisir. C’est celui de la noblesse, du courage de l’âme, des plus pures vertus chrétiennes. C’est aussi celui du corps, des sens, du grand bonheur païen. C’est au croisement de ces route, en général divergentes, que brille d’un éclat sans pareil l’œuvre de Montherlant. Un des rares, un des seuls, le seul peut-être des héritiers de Corneille en notre âge. Il est aussi son contraire. Par l’alternance, par l’équivalence, par le culte de l’antinomie, par l’ironie dans la hauteur, Henry de Montherlant n’est l’homme d’aucune cause, d’aucun Dieu, d’aucun temps - à la rigueur peut-être de celui des Romains, mais en tout cas pas du nôtre. Par la grandeur et la tendresse il est un homme pour l’éternité.

La vie et la mort ont leur place aussi dans cet univers de l’alternance et de l’équivalence auquel Henry de Montherlant a attaché son nom.“Il y a une vigueur du tombeau, écrit-il, et quelques fois je serais tenté de dire : plus je meurs, plus je vis.”
Ainsit il vit aujourd’hui parmi nous. Henry de Montherlant n’avait que l’idée qu’il se faisait de lui-même pour se soutenir sur les mers du néant. Jamais chevalier de l’absence n’aura été plus présent à la jeunesse du monde.

Voici, écrivait-il dans Service inutile, ce qu’il me plaît de comprendre : la vie est un songe, mais le bien-faire ne s’y perd pas, quelle que soit son inutilité - inutile pour le corps social, inutile pour notre âme - parce que, ce bien, c’est à nous que nous l’avons fait. C’est nous que nous avons servis, comme c’est nous qui nous sommes donné la couronne, et les seules couronnes qui vaillent quelque chose sont celles qu’on se donne à soi-même.

Aujourd’hui, Henry de Montherlant, que la marée du soir vous a recouvert tout entier, aujourd’hui que vous êtes allé, à jamais, jouer avec cette poussière dont vous avez fait, tout au long de votre vie, pour votre âme assoiffée, d’admirables châteaux que vous avez vous-même détruits, aujourd’hui, c’est nous qui vous donnons cette mince couronne, gravée dans le marbre, à travers le temps. Ne la repoussez pas. Romancier, essayiste, dramaturge, poète - écrivain, en tout cas, et créateur littéraire -, vous êtes, par votre amour de la vie et par votre amour de la mort, par votre sens des valeurs les plus hautes et par votre passion pour la jouissance et pour le plaisir, par votre indifférence même, et par vos mépris, au premier rang de ceux qui forment un dernier rempart contre l’éternelle invasion de la laideur, de la bassesse, de l’imbécillité, de l’ennui et de l’esclavage. Laissez-nous vous redire ce matin, en vous les appliquant à vous-même, les merveilleuses répliques de La Reine morte :

- Ah ! il y a une étoile qui s’est éteinte.
- Elle se rallumera ailleurs.

Jean d’Ormesson
de l’Académie française
Le Figaro littéraire, 26 avril 1975

Cet article est extrait de Saveur du temps, Chroniques du temps qui passe, par Jean d’Ormesson, de l’Académie française, aux éditions Héloïse d’Ormesson, Paris, octobre 2009, 333 pages.