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Articles sur Montherlant (hors presse)

15. Henry de Montherlant ou la sensualité et l'altérité du voyageur traqué : itinéraire d'un esprit libre et solitaire

 
   

Par Clarisse Couturier-Garcia, doctorante en littérature française, à l'Université Montaigne, Bordeaux III, professeur certifiée de lettres classiques. Conférence prononcée lors du Xème anniversaire du colloque Borders and Crossings, Seuils et Traverses, Université de Melbourne, Australie, 15 juillet 2008.


Toutes les références aux œuvres d’Henry de Montherlant sont tirées des éditions de La Pléiade.

 

Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,

Nous sommes nombreux dans cette salle à avoir fait un long voyage pour nous retrouver ici et parler justement du récit de voyage. Heureuse thématique qui nous invite à nous interroger sur le sens de cette expression. Nous serons nombreux sans doute dans quelques jours, une fois rentrés dans nos foyers respectifs à faire notre propre récit de voyage, à nos proches, à nos enfants à ceux qui auront la patience de nous écouter… Raconter un voyage…Un art mis à l’honneur par des écrivains tout au long de l’histoire des lettres.

Je vais pour ma part essayer de vous donner un aperçu de ce que le voyage et son récit signifient chez Henry de Montherlant. Cet auteur français est né le 20 avril 1895 à Paris. Il s’est donné la mort dans cette même ville le 21 septembre 1972. Ses œuvres les plus fameuses sont Les jeunes filles, La ville dont le prince est un enfant, La reine morte, Aux fontaines du désir, La rose de sable …etc. Romans, théâtre, essais, carnets, il s’est essayé à tous les genres et l’ensemble de son œuvre constitue l’un des piliers de la littérature française du XXème siècle.

Ses ouvrages sont nourris des thèmes chers à sa vie : Le collège et sa camaraderie, l’Antiquité romaine, le sport, la tauromachie et la guerre. J’y ajoute le voyage qui va nous occuper maintenant.

Trois thématiques seront dégagées ci-après : La réalisation de la féérie, La crise du voyageur traqué et pour finir le temps et autrui dans le voyage.

 

Réaliser la féérie

Le 15 janvier 1925 est une date capitale pour Henry de Montherlant. La maison familiale est liquidée, tout le monde est mort : il est temps de faire table rase et de laisser le reste au garde-meuble. Il faut maintenant réaliser la féerie, faire entrer le rêve dans le réel.

Montherlant a parcouru à partir de 1925 le bassin méditerranéen avec pour seul objectif se détacher de tout. L'auteur a enterré les siens et se trouve désormais libre ; demeure dans son esprit cette petite musique douce orientale qui lui murmure des secrets dont il veut la clef. Les auteurs persans ont révélé en lui ce que peut être la vie si elle est humanisée par la littérature. L’existence, dans sa sensualité, prend alors tout son sens. Le syncrétisme oriental épouse son propre syncrétisme occidental. Enfin, il peut dépasser l’exotisme des salons, s’affranchir de l’œuvre des autres, ceux qui y sont allés. Il ne se contente pas des récits de Loti, Mérimée, Barrès ou Gautier, il entreprend son propre chemin et le voyage sera personnel et solitaire. “A l’école du voyage, Montherlant apprend son art[1]. Son style s’épanouit, il impose à la réalité sa propre perception d’elle. Il quitte doucement le lyrisme pour atteindre les sommets d’une écriture ciselée et humaine. Les œuvres de cette époque sont éblouissantes de talent et l’écrivain brille dans la perfection de son art.

Pourtant, comment écrire quelque chose de solide quand sans cesse les sens sont appelés ailleurs. Tout distrait, tout détourne et rien ne calme. Comment rester dans une chambre d’hôtel à griffonner alors que dehors la créature attend ? “Que je sois dehors ! Que je sois dehors” Il parcourt les pays si riches d’êtres sublimes mais ne parvient pas à se rassasier. Il connaît ce qu'il nomme lui même la crise des Voyageurs traqués. Sous ce nom, Montherlant a placé trois de ses œuvres : Aux Fontaines du désir (1927), La Petite Infante de Castille (1929) et Un Voyageur solitaire est un diable (1925-1929).

Cette trilogie ne parait qu’en  1945 pour des raisons de contexte politique. L’édition originale est tirée à cinq cents exemplaires, avec des lithographies de Mariano Andreu  dont une retiendra notre attention car elle a pour légende “ De tous les plaisirs, le voyage est le plus triste. ” Il s’agit en réalité de l’incipit du Carnaval Noir, premier texte du Voyageur Solitaire. Cette première sentence annonce le ton du texte qui va suivre. Le voyage, qui habitue à appréhender les objets rapidement et en surface, et à s’en contenter, convient aux superficiels ; il fait horreur aux âmes bien nées. C’est pourquoi on voyage tant de nos jours. On dit qu’il “ distrait ”. Il distrait de l’essentiel en effet. ”[2]

Dans une certaine mesure Montherlant ne voyage pas comme nous l’entendons au sens moderne. Il s’installe dans un pays et il l’explore. Il y a ce paradoxe presque insupportable : aimer ce sol étranger, aimer ce qui est nouveau, jouir de l’effet d’exotisme et dans un même temps réaliser combien il est insupportable de se rendre dupe d’une telle mascarade : le voyage égare, il fournit la matière et la reprend aussitôt.

Montherlant sent bien ce paradoxe entre le plaisir d’être le voyageur libre et cette conscience de la vanité et de la vacuité de ses errances. “ Et on revient gonflé d’une demi-connaissance misérable, et pire que l’ignorance, parce qu’elle prétend. ” [3] Le voyageur ne fait que survoler ce qui s’offre à ses yeux, il y a “ les incontournables ”, les “ à ne pas manquer ”, les monuments…Et tout cela mange du temps de l’énergie et éloigne de l’essentiel. “ Joignez-y qu’en voyage on doit, presque forcément, s’intéresser à ce qui n’est pas de son domaine. Mille niaiseries dont nous nous préservons dans les lieux de notre habitude, il faut y courir parce qu’elles sont loin de chez nous. ”[4] La féérie est impalpable par essence même. Elle ne se réalisera pas dans les objets rencontrés.

Ses sens le guident, le perdent ; il devient fou à réaliser qu’ils ne seront jamais assouvis.

Mais il y a aussi la beauté : Dans le voyage, il y a ce bonheur qui l’habite, celui des horizons infinis, il y découvre mille bonheurs possibles, mille visages d’amour. Les bêtes mêmes l’émeuvent : le chat qui l’observe avec impudeur, l’oiseau qui cherche l’ombre sous son fauteuil… Dans les livres composés à cette période, Montherlant est éblouissant dans ses descriptions des populations arabes, des oasis où les touristes s’ennuient, de villes comme Fez, Grenade, Sidi-bou-Saïd, perle de la Méditerranée près de Tunis, et des splendeurs du Sahara. D’un balcon, à Fez écrit en 1927 symbolise la poésie du voyage montherlantien. Le voyage est immobile et le regard embrasse la beauté dans sa totalité et dans sa simple splendeur.

“ Souvent, installé sur le balcon, je regarde le mouvement de la rue, qui fleure l’encens, le cèdre, la cannelle. Y passent les magnifiques hypocrisies voilées, aux yeux baissés, mais sous les yeux baissés tous les cernes et toutes les poches de la vie secrète.[…] Il a plu un peu ce soir. Une grâce pluvieuse enchante la ville. Attendrissement du ciel gris, après une telle folie de soleil. Et l’odeur exquise de la pluie. Les verts, les blancs, les noirs délicats de la mosaïque du minaret reprennent leurs valeurs. Les vieux gris et les vieux jaunes des maisons, les murs toujours pleins d’herbes et de racines, les tuiles des mosquées, du même vert faible qu’ont les jellabas (vêtements marocains) passées par le soleil, se découpent en pâle sur le ciel bleu de plomb.[…] Dans le fond de chaque feuille creuse il doit y avoir un peu d’eau, comme de la fraîcheur dans une paume humaine. ” [5]

Dans le domaine romanesque, il  réussit à réaliser la féerie à travers ses personnages ; Dans Les Bestiaires, écrit en 1925,  le lecteur ne peut que communier avec Alban, voyageur en terre espagnole, il ne peut être qu’Alban, voyageur parfois si immobile paralysé dans ses désirs, dédaignant ses victoires sensuelles

L’écriture romanesque entraîne le lecteur dans un  texte profond dont il finit par vivre toutes les vibrations. Etre là, être sur le sol espagnol, être le voyageur éternel confère à cette partie de son œuvre un caractère sacré. Alban, double romanesque de Montherlant, entraîne le lecteur dans un voyage initiatique où la rencontre avec le sol espagnol est un baptême. Le rituel sacrificiel atteindra son paroxysme. Le voyage devient une mise à l’épreuve de ses désirs, de son courage, de sa sensibilité.  Le récit se termine par un épilogue onirique en Camargue.

Si on prend un autre exemple d’écriture romanesque du voyage, je pense à La petite infante de Castille, on peut y lire des pages de félicité :

“ Durant ma dernière semaine dans l’île de la Félicité, la nature, les êtres revinrent en scène et entonnèrent le chœur final, comme font tous les personnages de l’opéra, avant que le rideau tombe […]J’avais rendu à la vie son pathétique. Et me disant qu’il fallait quitter ce bonheur – mais non sans m’être fait un clignement d’œil complice,  – je répandais sur moi-même un pleur délicieux. ”[6]

Avec l’île de la Félicité, ne touchons-nous pas à la féérie  ?

La crise du voyageur traqué

Les textes deviennent de plus en plus sombres au fil d’Un Voyageur solitaire est un diable. Dans ses essais, Montherlant dévoile avec une authenticité émouvante la crise qu’il traverse dans les voyages. La religion de la Méditerranée à laquelle il consacre un texte, lui donne quelque force vite anéantie par son rapport au monde : “ Ma patrie est le détachement ”.[7]

Le ton évolue sensiblement d’un texte à l’autre. Au début, on y retrouve cette beauté dite par un homme plus proche de son lecteur. Il l’interpelle parfois, s’excuse, s’exclame, en un mot, parle avec le cœur et l’âme. La sincérité de cette série de textes, qu’ils entonnent le bonheur ou bien qu’ils frémissent de désespoir, enjoint le lecteur à comprendre le sens d’un tel voyage. Avec du recul, il note plus tard que cette errance aurait pu se faire en un temps plus court : “ Mais nos erreurs font partie de ce cortège que nous sommes ”.  Mais si une si longue période a été nécessaire à cette émancipation, c’est qu’elle avait pour objectif la désolidarisation : seule compte l’écriture dans la solitude “ O solitude, comment vous presser assez sur mon cœur  ! ”[8] Et c’est dans la solitude qu’il peut réaliser la féérie qui se dévoile sous ses yeux :

“La nuit close, j’ai repris le chemin de l’oasis. A un endroit où les lézards étaient si nombreux et incœrcibles que les enfants, à quatre mètres du mur, s’asseyaient par terre sur un rang, pour les bombarder à coups de pierres, comme au jeu de massacre forain, il n’y a plus ni un lézard ni un enfant. Un fondouk est allumé ; une humble bougie y met des ombres immenses. Elle est la seule lumière dans toute l’oasis, comme le fanal au mât d’une barque invisible, sur une mer nocturne. Une tortue d’eau, portant un pétale rose sur sa carapace, et qui ne se doute pas que ça lui donne l’air prétentieux, un bourrin rêveur, qui n’a même pas la consolation de savoir qu’il mourra un jour, sont les uniques compagnons de ma mélancolie.[9]

La mélancolie annonce la crise. Il y a matière à décrire, tant de choses à peindre avec délice mais au-delà de ces ouvertures littéraires, la matière ne manquant pas, Montherlant voit déjà la limite et la frustration mêlée de l’oubli inévitable. Il sait déjà qu’il y a une fin, un oubli, un vide.

"La page où je vais noter cette rêverie du sable et de la cendre rejoindra dans l'oubli les paysages d'Islam de Loti et les paysages d'Espagne de Barrès, et tant d'autres de mes livres où je me suis vidé, comme une fleur que vous arrachez violemment se vide de son suc dans votre paume : obturée sans recours par l'oubli comme une source obturée par le sable. Rien n'ennuie plus les hommes, la mode passée, que la description d'un "état d'âme". On en dit - comme ça - : ”C'est si joli !", puis on la jette ou l'égare, et c'en est fait pour l'éternité. "[10]

Très tôt, dans ses écrits de voyage, à peine âgé de la trentaine, Montherlant se montre sombre, parfois désespéré par la vanité de l’existence.  L’appétit des êtres le pousse aux voyages, aux errances ; il est hanté d’un désir sans fin, mais déjà ce désir s’éloigne à l’approche des êtres. C’est avec le voyage qu’il prend conscience de cette limite.

“ Je suis arrivé à la limite de ce que je pouvais dans le sens de vivre (j’entends vivre ardemment) au point qu’il faut tout changer. Je ferme la vie comme on ferme un livre. Je ferme ce temps où j’ai été moins heureux dans la liberté que je ne le fus un jour dans la contrainte, dans le désordre que dans l’ordre, dans une possession resserrée. Quand l’âme, toute tremblante de sa déception, comme un homme qui croyait qu’une femme allait venir, et elle n’est pas venue…Mon malheur est de souffrir, aussitôt que je ne jouis plus : pas d’état intermédiaire. ” [11]

La mort est de plus en plus présente ; Le texte Pour l’amusement des petits garçons décrit la pendaison publique d’un assassin d’enfant. Montherlant évoque le regard des spectateurs rassasiés et avertis. Il explique, avec précision et une certaine fascination, la mort lente par strangulation puis asphyxie respiratoire. Ce récit est prétexte à quelques réflexions personnelles sur la déchéance de certains hommes, sur le rapport entre les sujets sur lesquels on écrit et la réalité profonde toujours délaissée. Que raconter d’un voyage  ? Que retenir  ? Déjà, le lecteur peut entendre les sonorités d’un désespoir naissant. A seulement trente ans, l’auteur prend la mesure de l’existence humaine et de sa fin inexorable. Dans le texte Fumées Montherlant choisit une voie poétique pour parler des cimetières et de la mort. Son voyage l’amène près des fumées du monde des vivants auxquelles il associe celles de l’âme et de l’esprit de l’homme à partir d’une tombe.

Avec Le dernier retour, on entend des accents mélancoliques bouleversants dont on ne sait s’ils sont nés de l’errance ou s’ils étaient déjà en germe depuis longtemps :

“ O juste mort, qui dessèchera tout de bon “ cette mare infecte ”. Quel scandale si nous étions immortels  ! Nous revoir  ! Les revoir  ! Et enfin la mort elle-même, qui fait justice de tout ce fatras, ne mérite pas tant de réflexion. ” [12]

Montherlant ne peut assouvir son désir car dans sa “ grande gourmandise de la créature ” il réalise que tout ce qui est désiré est supérieur et tout ce qui est atteint est perdu. “ Le diable emporte le ciel bleu si je n’ai pas ce que je désire [13] “ Le seul délice du monde est pour moi dans les créatures. ”[14] Et dans la même page Montherlant cite Vauvenargues “ Nous ne jouissons que des êtres, et le reste n’est rien ”.

L’appétit sensuel de Montherlant ne peut trouver sa mesure que dans ses errances méditerranéennes. Le voyage est ainsi justifié. Il faut apercevoir des visages fantastiques, des silhouettes oniriques, entendre des voix qui vous font frissonner d’envie ; cela est possible à Tunis, Fez, Tanger…Un désir qui voudrait tout étreindre peut aller à sa guise sur ces terres brûlantes. Le voyageur ne peut que goûter à mille fruits si proches de sa main. Montherlant n’a de cesse de passer d’un lieu à un autre, espérant toujours une grâce supérieure dans un autre paysage. Il voyage sans cesse et multiplie les occasions. Il craint d’être reconnu mais cette peur se dissipe très vite quand la proie l’aiguillonne, il oublie toutes les précautions et se jette dans son désir et ses levées (le mot est de lui) comme pour étancher une soif éternelle. L’appétit des êtres est inextinguible. “ Pauvres corps, ils m’ont donné ce qu’ils ont pu. ”[15] Le voyage permet cette chasse.

Cependant il deviendra une quête vouée à l'échec. Il ne peut assouvir ses désirs car “ Tout ce qui est atteint est détruit. Je vais à tâtons, comme dans colin-maillard, et ce que je prends dans mes bras à l’instant sort du jeu ”.[16] Il martèle dans ce texte bien nommé “ Aux fontaines du désir, Sans remède ” que toute tentative de bonheur est vouée à l’échec car ce que l’on saisit n’est plus ce que l’on désire.

A en devenir fou, il décrit cette aliénation qui le mène par delà les villes et les campagnes méditerranéennes où il ne cesse d’aller contre lui-même pour ne pas céder à un premier désir qui le décevra avec certitude. Montherlant se montre en proie à une obsession de la créature, “ Mais à peine ai-je en ma possession une créature, je préfère toutes celles que je n’ai pas, la moindre de celle que je n’ai pas. Que d’objets sont désirables dans la vitrine, dont on ne sait plus que faire quand on les a en mains  ! ”[17]

Il est pris dans une crise contre laquelle il ne peut lutter. Tout le désespère et dans ses longues routes, il perd l’espoir que le voyage lui avait promis. C’est véritablement le voyageur traqué.

Certaines pages apparaissent comme sombres et désespérées “ Marche  ! Marche  ! ” dit le désir, comme la mort, et toujours le chant du départ résout tout et ne résout rien. ”[18] Il se torture dans d’improbables trajets, allant de Tunis à Fez, pour repartir à Tanger, puis revenir à Fez, repartir à Alger, ville repoussoir pour retrouver le goût de Fez. Les pérégrinations infernales le mettent dans des situations impossibles où il se retrouve à partir brutalement sans même attendre la possibilité d’emporter sa valise laissée chez un ami absent. Il reconnaît lui-même qu’il cède à l’impulsion et que c’est ainsi qu’il goûte le plus heureux des voyages.

“ Je me souviendrai toujours de cet instant quand, venant de prendre mon billet, je traversai la place du Commerce de Fez, sous la rafale, les jambes presque flageolantes, oui, presque défaillant de soulagement d’avoir cessé de lutter contre la fascination de la fuite qui me buvait depuis le matin. Et le tragique, en même temps, de sentir qu’on s’est livré à quelque chose de plus puissant que soi, que c’est fait, qu’on est envahi, que des mois de raison, de prudence, de maîtrise de soi sont annulés. […] Je fuis l’un après l’autre tous les endroits où je ne suis pas assez heureux. ”[19]

“ Et je songeais à moi qui, une fois que je suis parti, perds le sentiment de l’existence de mon âme, et, une fois que je suis rentré, perds tout le bienfait de ma solitude et toute la griserie de mon aventure hasardeuse. Frustré dans les deux cas… ”[20]

Le carnaval sert de prétexte à un portrait acide de Madrid qui, au final, “ quand on s’en éloigne, a l’air d’une côte qu’un navire abandonne ”[21]

La description de la mascarade aboutit à une réflexion profonde et édifiante d’un Montherlant jeune homme. La dernière page est poignante. L’auteur fait preuve d’un certain courage pour accepter la réalité qui est la sienne : tout est vain et nous sommes toujours emmêlés dans nos propres contradictions “ nous cessons de pouvoir nous prendre au sérieux ”.[22] Le voyage tend à réaliser la féerie, une féerie sans cesse remodelée dans un esprit vaillant et pourtant…Lorsque les rêves sont réalisés, on ne meurt pas de félicité. Les choses sont accomplies et la vie doit continuer. On pourrait en mourir de désespoir : “ Une tradition persane veut qu’Alexandre soit mort, à trente-deux ans, d’avoir tout eu et de ne désirer plus rien ”.[23] Montherlant clôture ce très beau texte par quelques lignes sur le désir qui nous éclaire profondément sur la crise des sens qu’il traverse. Le désir se nourrit de lui-même et la sensualité demeure sans fin : “ De ces désirs fauchés reste-t-il les racines  ? ”[24] La mort se rapproche “ et perd son venin, -- noire et pâle, bien sûr, comme ces marcheuses de Madrid qui attendent au coin des rues, mais avec, comme elles, une tache rouge, une bouche qui est quelque chose de nouveau et d’intact dans le verger où tous les autres fruits ont été cueillis. ”[25]

Le temps et autrui dans le voyage

Montherlant avoue que tout cela a été écrit en état de crise et que vingt années plus tard, les astres qui étaient les siens sont bel et bien morts aujourd’hui. Le temps a fait son œuvre. Mais la vérité a-t-elle une date d’expiration  ? Ce qui est à un certain moment peut-il devenir faux  ? Le souvenir semble intact, non altéré puisque l’auteur a la lucidité suffisante pour le juger à la lumière d’une nouvelle époque et constater son inactualité. Le temps dans ses récits de voyage et plus particulièrement dans l’exploration de ses opinions de sa pensée est comme une route qui ne s’est pas effacée dont la continuité est constatée et dont l’altération dans sa traversée du temps n’est pas niée.

Le temps est vu comme un allié qui dans son déroulement permet de fixer une psychologie authentique à un moment donné et permet dans une même logique de constater que l’état d’esprit s’est altéré s’est modifié. Le temps n’a rien gommé. Montherlant relit ses textes, revoit ce qu’il était et mesure la distance parcourue. Il s’agit bien d’une distance temporelle, celle de la jeunesse à la maturité. Le temps du voyage, le temps vie lui donne l’élan nécessaire pour se retourner sur son passé de voyageur et l’embrasser en toute lucidité. Le temps n’a pas joué contre l’auteur. Son déroulement a accompagné une maturité qui prend tout son sens lorsque les écrits des années trente, années de pérégrination, sont commentés vingt années plus tard.

L’écoulement du temps a permis l’éclosion d’une sensibilité plus mature. Le temps a formé une rampe entre les récits de voyage qui nous occupent et l’énonciation d’une préface qui actualise les sentiments de l’auteur. Celui-ci ne voit pas le temps comme faisant œuvre d’effacement, comme alibi d’un dénigrement de ce qui a été pensé à l’époque mais plutôt comme “ un gardien bienveillant ” qui a mis sous cloche le Montherlant des années trente, le jeune homme emporté, troublé et sensible.

Il y a deux temps d’écriture. L’écriture du moment, immédiate, qui donne l’image exacte et vive de ce qu’était Montherlant dans la crise des voyageurs traqués, comme écrit sur les lieux mêmes, en pleine authenticité de la jeunesse. Puis l’écriture des préfaces, 1961, notes et avertissement. “ Ce qui me frappe aussi dans Un Voyageur, c’est le ton de ces essais. La liberté d’esprit, la liberté d’expression doivent être sûrement des erreurs de jeunesse. Que l’an 1961 me les pardonne. ”[26] Une voix autre mais bienveillante qui se retourne sur des idées assumées mais dépassées, des idéaux qui ne l’habitent plus. Jamais on ne perçoit une quelconque velléité  de détruire ce qui n’est plus vrai aujourd’hui. Au contraire la publication se fait avec son avertissement bienveillant. On admet que le temps, l’âge et l’expérience ont conduit Montherlant à changer sa vision du monde et des hommes. Le temps est allié d’intelligence, l’intelligence de soi mais aussi de l’autre.

Dans le texte Il y a encore des paradis, le voyage est féérique tout comme le pays étranger lui-même. La féérie de cette vision est accompagnée d’un regard critique sur le système colonial dont on retrouve la transposition romanesque dans Un assassin est mon maître et La rose de sable. En filigrane, on pressent que le récit de voyage, le recueil d’impressions introduit une réflexion d’un degré supérieur. Quel regard possible sur l’autre  ? Sur un autre dit inférieur  ?

Dans les textes sur la vie quotidienne à Alger, Montherlant propose à la fois une lecture lyrique et satirique de la ville et de ses habitants. Néanmoins domine toujours l’enchantement. L’enchantement est causé par l’autre et l’image qu’il renvoie. Au-delà d’une description émerveillée qui pourrait être naïve, il y a cette réflexion autour de la place des Européens dans ce paysage.

Par la voix d’un auteur, d’un narrateur ou d’un personnage, Montherlant fait résonner les opinions. Le narrateur, dans Square Bresson, relate un épisode qui dénonce l’injustice dont sont victimes un chaisier et un vendeur de limonade indigènes. La voix de Montherlant se fait satirique et même amère. Les colons sont ici égratignés. Par ailleurs, ce sont les touristes. Dans le roman Les Bestiaires, Alban se sent proche des Andalous avec qui il partage de moments de convivialité virile ; “ Alban, avec tous ces gens, se sent de plain-pied. […] En tout cela Alban est bien Andalou. ”Ce même personnage qui goûte volontiers à la condescendance fait un sort aux touristes tout comme le narrateur : 

“ Des sottes à appareil photographique, sans sexe ni nationalité, photographiaient un soldat, un moine, un marchand d’eau, ce qu’elles appellent le pittoresque de la rue, et, lorsqu’elles avaient photographié, avaient l’air fier et stupide des poules qui viennent de pondre. Il voyait passer des Anglais, leur carte déployée, auxquels on avait envie de casser leur pipe dans la bouche ” [27]

Et les anglais semblent être les plus désagréables personnages aux yeux de l’instance narrative. Il y a aussi cette image du colon sans gêne et destructeur, orgueilleux et condescendant qui traverse le roman anticolonialiste La Rose de sable. Pourtant, Montherlant précise plus tard dans Les Carnets qu’il aurait pu tout à fait écrire un roman en faveur de la colonisation puisque il se propose d’ériger la contradiction en principe : “ Car tout le monde a raison, toujours …Le Marocain et le gouvernement qui le mitraille ” [28]comme il le dit dans Syncrétisme et alternance. Multiplier les  points de vue est le meilleur moyen d’offrir une vision globale de la réflexion engendrée par la société. Toutes les voix ont droit au chapitre.

 

Je ne peux multiplier les exemples et les citations, je le regrette, par manque de temps. J’ai choisi délibérément certains aspects du voyage chez Montherlant. On aurait pu parler des épisodes “ drolatiques ”, j’emprunte le terme à Patrick Brunel, pour ce qui touche des voyages en train espagnol dans le délicieux texte La petite infante de Castille, où braillards infantiles, mères collantes et autres sages hombre exaspèrent et amusent un narrateur en verve.  Mais je voudrais terminer en soulignant que chez Montherlant, le voyage n’est pas un divertissement, il est une quête de  vérité de l’être : lui-même et les autres. Dans sa soif et son désir des autres, il développe une sensualité qui prend une dimension universelle. Bien sûr, il y a la quête des êtres d’amour, de cette chair si séduisante mais au-delà, il y a cette recherche de ce qu’est l’autre et de ce que nous sommes face à l’autre quand nous foulons la poussière des terres qui ne sont pas les nôtres. Je vous remercie.

____

[1] Montherlant sans masque, Pierre Sipriot,  p.217
[2] Un voyageur solitaire est un diable “ Le carnaval noir ”p.349, Essais.
[3] Idem “ Le carnaval noir ” p.349
[4] Ibidem
[5] Idem, “ D’un balcon à Fez ” p.367
[6] La petite infante de Castille, Romans et œuvres de fiction non théâtrales, p.644
[7] Un voyageur solitaire est un diable, “ Le dernier retour ” p.431
[8] Idem “ Un compagnon est un maître ” p.364
[9] Idem “ Le sable et la cendre ” p.424
[10] Ibidem, p.425
[11] Idem “ Le dernier retour ” p.426
[12] Ibidem p.437
[13] Idem “ La religion de la Méditerranée ” p.406
[14] Aux Fontaines du désir, “ Les voyageurs traqués ”, “ Sans remède ” p.305 
[15] Un voyageur solitaire est un diable, “ Le dernier retour ” p.428
[16] Aux Fontaines du désir, Les voyageurs traqués, “ Sans remède ” p.305 
[17] Idem
[18] Ibidem p.306
[19] Ibidem p.307
[20] Un Voyageur solitaire est un diable, “ Ceuta 1927 ”, p.371
[21] Idem “Le carnaval noir ” p.351
[22] Ibidem p.353
[23] Ibidem p.354
[24] Ibidem p.354
[25] Ibidem p.354
[26] Un Voyageur solitaire est un diable,  Avertissement de 1961, p.338
[27] Les Bestiaires, p.452
[28] Aux Fontaines du désir, “ Syncrétisme et alternance ” p.239